Max | Ferme la bouche !

Publié le 18 novembre 2010 par Aragon

Cette phrase fut-elle ponctuée d'un coup de coude dans les côtes, d'un coup de pied dans la cheville gauche car il dormait du côté droit, je ne sais pas ? Ne le saurais jamais, peu importe.

En tout cas elle fut prononcée ce soir-là,  peut-être pour la millionième fois car toute sa vie il a dormi la bouche ouverte, porte ouverte sur les ronflements les plus étranges, les plus aboutis, les plus modulés, pas les plus forts certes, mais les plus expressifs que bouche, gargante, glotte, luette, que sais-je, aient jamais porté aux oreilles de vivants cherchant désespérement, à côté, ou dans une chambre plus loin, l'impossible moyen de trouver le sommeil.

Et tous les soirs de leur vie commune, mémé qui se couchait la dernière lui balançait invariablement la même phrase d'un ton péremptoire que n'apaisait pas la chaleur de l'alcôve retrouvée qui ne fut jamais pour eux un lieu de paix et de retrouvailles mais un étrange no man's land toujours pesant de toutes les potentialités agressives inassouvies... Tous les soirs mémé lui disait : "Barre la bouque / Ferme la bouche !"

Il ne pouvait pas la fermer ce soir-là car il était mort. Encore tiède, presque frémissant, mais il était bel et bien mort mon pépé. Toute sa vie, lui et mémé vécurent de guérillas, d'embuscades, d'opérations commando. Le parcours du combattant !  Jamais ne les vis un jour sans qu'ils ne s'engueulassent copieusement, méthodiquement. Ils se cherchaient sans arrêt. C'était désespérant pour le môme que j'étais qui, individuellement adorait son pépé et sa mémé mais ne pouvait pas piffrer de les voir ensemble, de les voir sempiternellement se fritter.

Lui, brisé, grand invalide de la guerre de 14/18 ne pouvait pas faire grand-chose à la ferme. Une vie humiliée par le destin tragique de ces millions de sacrifiés sur l'autel de l'infâme patrie qui avait tout exigé d'eux : Corps, âme, esprit, santé, dignité. Elle, tout le temps affairée, tout le temps un million de choses à faire, ces plus modestes tâches, ces plus extrêmes choses qui se font dans les fermes et qui, cumulées, représentent au bout du compte, au bout d'une journée et d'une vie, une montagne de travail.

Je les aimais profondément, tous les deux, individuellement. Ensemble, ils me gonflaient et me faisaient m'enfuir dans la forêt où je passais des journées entières pour ne pas être le témoin de ces affrontements quotidiens, dont la violence verbale me faisait parfois défaillir. Et tout se passait en patois. J'en ai entendu des noms d'oiseaux en patois... Mon Dieu que j'en ai entendus !!!

Elle lui survécu presque trente ans pour mourir presque centenaire, mais qu'est-ce qu'elle s'ennuya  après, pendant ces trois décennies. Elle me le confia.

J'en ai connu des couples qui jouent le jeu de "l'ainsi font, font, font, les petites marionnettes..." Des couples qui s'engueulent, qui se chamaillent, qui se cherchent, qui se trouvent. Qui passent leur vie à se pourrir la vie, à s'agonir, à se détester, à rester ensemble, la gueule collée sur l'os de l'autre. Ne voulant pas le lâcher. Couples pitbuls, couples vampires, couples pieuvres, couples méduses... Pathétique couple attelage de boeufs indissociables, indécollables...

Pourquoi je pense à ça ce matin ? Oui, ça me revient. J'étais môme et c'était mon anniversaire,  mes dix ans, c'était aujourd'hui. J'avais eu droit à une belle pièce de la part de chacun et chacun m'avait laissé ses consignes en me faisant jurer de ne rien dire à l'autre. De ne rien dire de ma pièce à pépé et de ne rien dire de ma pièce à mémé. Moi, je bichais car j'avais eu droit à deux fois la mise. Mais ce jour-là, qu'est-ce qu'ils se sont mis, je les entend encore... Mon cher pépé, ma petite mémé.

Ne jamais se marier, non, ne jamais se pacser, ne jamais vivre ensemble. La femme et l'homme ne sont pas faits pour vivre ensemble. Ils sont faits pour se retrouver : Pour le meilleur, pas pour le pire...

meilleure qualité de son (enregistrement studio)