L’enseignant est, par nature, doté d’un fort esprit de sacrifice. Je ne parle pas là du stoïcisme surdimensionné qui le pousse à supporter, toute une carrière durant, brimades et vexations sans
jamais enclencher la machine à baffes. Non. Je veux parler de la nécessité absolue de se vouer corps et âme à sa vocation première, la transmission d’un savoir tout en suscitant le désir et en
stimulant la volonté chez nos chères petites têtes brunes. Après que ces dernières aient bien voulu ôter leur capuche et cracher leur chewing-gum, bien entendu.
Le problème de l’enseignement dans nos sociétés modernes occidentales provient, en grande partie, des multiples sollicitations extérieures auxquelles doit faire face l’enseignant moyen. Cela ne peut que nuire à son rendement et à son efficacité. Comment aborder de manière efficace et didactique la division de nombres à virgule après une matinée consacrée à lécher les vitrines d’une galerie commerciale aussi futile que clinquante (et à faire chauffer la carte bleue) ? Dans le même ordre d’idée, l’étude de l’appareil reproducteur du crapaud souffrira immanquablement d’un léger manque de rigueur scientifique lorsqu’elle sera dispensée après une nuit blanche passée à siroter une quantité hautement déraisonnable de Gin tonic, la tête appuyée sur une enceinte JBL de 1 500 watts crachant en boucle la dernière soupe de David Guetta.
A Maré, par contre, l’enseignant se retrouve de fait placé dans un contexte idéal pour sa pratique professionnelle quotidienne. Il pourra, tel le moine cistercien cloîtré dans son monastère et son ascétisme primaire, se consacrer pleinement à la noblesse de sa tâche sans craindre de s’abîmer dans des abysses pédagogiquement insondables où la queue du prof ne doit jamais mettre le pied.
Ici, un seul restaurant, toujours désert, dont la seule animation consiste en la diffusion alternée du journal de 19h30 sur TNC et le dernier Hnatr Buama, en fond sonore. Avant la fermeture définitive de l’établissement, à 21h au plus tard.
Trois petits magasins (grandes surfaces de petite taille) dont le rayon « mode » tient dans une boîte à chaussure.
Un nakamal pour régurgiter l’infâme kava, à la tombée du jour et au coin du feu.
Et puis c’est tout.
Pas de bar, de troquet, de salon de thé, de pub, de bouclard, de piano-bar et autre boîte de nuit. Pas de pizzeria japonaise, de restaurant italien, ni d’épicier marocain. Pas de SOS pizza, ni de Mc Do Burger Quick. Pas de Carrefour, de Mammouth ou de Géant-Casino. Pas de magasin de sport, de disquaire ou de vidéo club. Encore moins de salle de concert, de cinéma, de théâtre, de musée du Louvre ou de cirque Pinder. Pas de boucherie Sanzot ou de pâtisserie Lenôtre. Plus de scie circulaire pour l’unique poissonnerie. Pas de librairie ou de marchand de journaux, même pour allumer le feu. Deko magasin d’informatique, d’électroménager ou de multimédia. Aucun salon de massage ou de bien-être, pas plus de salle de gym ou de danse. Pas de toubib, de dentiste, de kiné, de gynéco ou d’ophtalmo privé qui, vu la désertitude ambiante, auraient presque fait office d’attraction. Pas de poney club, de centre équestre ou de parcours d’accrobranche. L’ULM n’est pas encore développé, de même que le parapente et le cerf-volant, qui attirent la pluie. Pas de route 66, pas de panneau de signalisation, pas de gasoil une semaine sur deux, pas de concessionnaire Renault, ni de garagiste tout court. Pas de Grand prix de Monaco, ni de tournoi de Roland-Garros, sauf erreur de ma part. Pas d’office du tourisme et, sans qu’il y ait forcément un lien avec tout ce qui précède, pas de touristes.
Le paradis de l’enseignant, je te dis !
Problème : il reste la mer, la turquoise avec des petits coraux fluos, qui peut facilement t’entraîner sur les pentes glissantes de la déchéance et des fiches de prép’ bâclées. Mais attention, là encore, tout est prévu ! Il s’agit de la mer dans sa plus simple expression, à savoir avec un masque, un tuba et des palmes, mais sans base nautique, planche à voile, Kite surf ou wind machin, scooter des mers et autres joyeusetés mondialistes de fort mauvais goût. Sans oublier, ce qui est la moindre des choses, de bien faire gaffe à plonger la tête (et le reste) dans une zone coutumièrement publique et autorisée, lors de périodes bien précises où la mer n’est pas fermée.
La plongée bouteille, quant à elle, se déroule uniquement dans le cadre d’une association, depuis que l’ancien club privé a été expulsé avec armes et sans bagages, il y a de cela quelques années. Après palabres et coutumes diverses auprès des grands chefs concernés, il avait été convenu que cette association pourrait sévir dans le cadre limité à la seule zone maritime comprise entre Tadine et Eni. Cet accord verbal, pourtant scrupuleusement respecté jusque là, vient curieusement d’être amputé d’une nouvelle petite parcelle, il y a quelques semaines. Coutume, quand tu nous tiens…
Le gros point noir dans cette quête effrénée vers un nihilisme pédagogiquement bénéfique consistait donc, jusqu’à il y a peu, en des parties de badminton en salle, le mardi soir après les cours.
Salle du complexe sportif de Tadurem, filets réglementaires, raquettes de compétition, volants en plume de palmipèdes homologués, dix à quinze personnes assidues (majoritairement des membres du corps enseignant)… Tout était donc réuni pour décompresser bassement après les cours, au lieu de préparer ceux du lendemain.
Fort heureusement, tout est rentré dans l’ordre il y a deux mois, avec une interdiction en bonnet difforme d’utiliser cette salle à l’avenir. Les raisons de ce revirement aussi soudain que brutal sont pour l’heure assez obscures, mais tout laisse à penser qu’une demande d’autorisation coutumière auprès d’un agent d’entretien cousin d’un petit chef de clan aurait été négligée.