Lors de ma dernière visite, j'ai fait un peu de ménage et j'ai dépoussiéré bon nombre de souvenirs enfouis au fond du placard. C'est ainsi que j'ai retrouvé, avec beaucoup d'émotion, cette photo de Petite Prune.
Petite Prune était le surnom de ma grand-mère. L'origine du sobriquet est trop longue à expliquer, mais il me colle à la peau depuis que je suis née.
Il m'arrive parfois, pas assez souvent à mon goût, de retourner dans le village de mes parents, le village où ils sont nés, où ils ont grandi, où ils ont laissé leur famille respective. Un village qui regorge d'oncles et de cousins portant le même nom de famille que moi, mais pas seulement : j'y retrouve aussi des bouches semblables à la mienne, ou un regard, ou des pommettes. Indéniablement, l'impact génétique est puissant.
J'aime me promener dans les rues de ce village et saluer tous ces gens que je connais depuis toujours. Ces gens qui prennent le temps de s'arrêter et d'attendre que j'arrive à leur hauteur pour me dire à quel point ils sont contents de me revoir, que je suis toujours aussi belle et toujours aussi grosse (mon plus grand complexe est, pour eux, un signe de santé!).
Pendant ma ballade, je salue bon nombre de petites vieilles toutes ridées et vêtues de noir qui prennent le soleil sur le pas de leur porte, profitant de cet instant paisible pour délier leur langue et refaire une étude sociologique des moeurs rurales des uns et des autres. Quand on est vieux, on s'occupe comme on peut.
Et là, à tous les coups, j'y ai droit : la moindre petite vieille édentée que je croise sur mon chemin me dit de sa voix chevrotante : "mais tu es qui? Attends, je sais, tu es la petite-fille de Petite Prune".
C'était quelqu'un, cette Petite Prune : elle avait élevé sept garçons et une fille, avait appris à lire et à écrire en autodidacte. Elle était surtout connue dans tout le canton pour son célébrissime appel de la meute filiale quand le repas était servi, car il fallait bien faire revenir à la maison ses huit rejetons (et accessoirement son époux) tous égarés dans chaque coin du village, vaquant à leurs occupations enfantines. Elle se postait alors devant sa maison, et la voix avinée (oui, Petite Prune aimait bien le jus de raisin, moi aussi d'ailleurs, mais avec plus de modération) poussait son cri tonitruant : "A TAAAAAAAAAAAAAAAAAAAABBBBBBBBBBLLLLLE!!" Mon père, caché dans un champ de maïs à 2 kilomètres de là, occupé à fumer ses premières cigarettes, se dépêchait alors de rentrer à la maison, par peur des représailles qui seraient, a fortiori, bien douloureuses.
Petite Prune était ma grand-mère. Il paraît que je lui ressemble. Cette photo est la seule que je possède d'elle, elle doit dater de 1925. Elle est morte en 1971, je n'ai pas eu le temps de la connaître. Et pourtant, elle fait partie de moi, comme si j'avais grandi auprès d'elle. Et j'ai pour elle cette affection bien particulière et cette impression de faire partie, grâce à elle, de l'Histoire.