En France, un ministre peut passer du ministère de l’Économie à celui du Sport en un clin d’œil. Ont-ils tous les talents… ou doit-on voir là une preuve de l’inanité de leur métier ?
La plupart des Français l’ont constaté durant leur existence : leur pays est très cloisonné. Dans les domaines scolaire et professionnel, on est « in » ou « out ». Un littéraire ne fera pas de finance ; un matheux ne risque par de devenir DRH. Pareillement, au lycée, un littéraire aura du mal à enchaîner avec de la chimie. Ou alors, il lui faudra convaincre ses parents, ses professeurs, son conseiller d’orientation, qui l’inciteront à persister dans sa voie, car cela lui permettra de trouver plus facilement du boulot.
On reconnaîtra qu’il y a là du bon sens, car chacun doit suivre une voie assez ciblée pour devenir compétent. Certes. Mais comment se fait-il que, pour nos gouvernants, ces règles de bon sens soient totalement inexistantes ? Pourtant, le monde est de plus en plus complexe. Leur rôle est de plus en plus vaste, important, lourd de sens. Logiquement, les candidats aux différents postes gouvernementaux devraient être plutôt choisis en fonction de leur spécialisation, de leur fidélité à un domaine et ses acteurs. La plupart du temps, c’est l’inverse qui se passe.
Sciences Po et l’ENA mènent à tout. Si, tout.
L’exemple est frappant avec Rama Yade. Diplômée de l’IEP Paris, elle commence à la commission des affaires sociales du Sénat, avant de s’y occuper du problème de la décentralisation. A l’UMP, elle est nommée secrétaire nationale à la francophonie. En juin 2007, elle est chargée du secrétariat des Droits de l’homme, avant de passer au Sport deux ans plus tard. Moralité : en sortant de Sciences Po, en s’inscrivant à l’UMP, si on a une jolie frimousse, on est capable de tout. Ou alors, au milieu du marasme de diplômes universitaires n’ayant plus aucune valeur, existe-t-il des accointances vous alignant à Bac + 5 au niveau méritoire de la Légion d’honneur ?
Bien sûr, on pourrait penser que Rama Yade a été d’autant plus propulsée à droite et à gauche que les postes qu’elle a occupés n’étaient pas au centre de l’attention (ce qui constituerait une étrange définition du mot « responsabilité d’État »). Mais des cas similaires d’hommes d’État, polyvalents jusqu’au génie, se trouvent à propos de postes beaucoup plus prestigieux et décisifs.
Ainsi, Éric Besson est lui aussi diplômé de Sciences Po Paris. Sous la présidence Sarkozy, il débute à l’évaluation des politiques publiques, hérite ensuite de l’Économie numérique, avant d’être nommé ministre de l’Immigration et de l’Identité Nationale. Deux ans après, il retrouve l’Économie numérique, mais obtient aussi l’Industrie et de l’Énergie. À noter que Besson n’a pas fait l’ENA. Mais peut-être que les quelques mois qu’il a passés à la direction du magazine économique Challenges ont pesé lourd dans la balance au moment du choix des ministres.
Autre exemple, Laurent Wauquiez, qui vient de passer trois ans à l’Emploi, est aujourd’hui secrétaire d’État aux Affaires européennes. Comment se consacrer sérieusement aux problèmes actuels, s’y confronter profondément, en sachant à l’avance qu’on y est de passage ?
Responsables, mais pas capables
Tout semble donc se passer comme si en France, on était responsable avant d’être expert, ministrable avant d’être crédible sur un secteur précis. Globalement et médiatiquement crédible avant de l’être techniquement. Le bon sens nous dirait ici que l’inverse serait plus logique : crédible donc médiatique (quelle naïveté que d’oser écrire encore cela).
Il y a bien sûr des exceptions, et on peut se réjouir de ce point de vue du maintien de Fillon (pour des raisons davantage politiciennes que politiques), de Lagarde (Économie) ou de Le Maire (Agriculture). Le quinquennat n’a-t-il pas aussi comme force de rasséréner les gouvernements sur une période plus courte ? Habituer l’opinion publique et les responsables de tous bords au même visage, au même endroit, pour cinq ans ? Peut-être que tous le monde y gagnerait, dans l’optique de servir le pays.
Mais le fin mot de l’histoire est que la structure étatique française est divisée en deux couches : les ministres en surface, qui passent en se fondant une identité médiatique, la partie émergée de l’iceberg ; puis dessous, le monstre administratif et parlementaire, patrie d’hommes moins connus, souvent mieux sélectionnés, restant au service de mêmes causes, connaissant les dossiers de longue date. Pourquoi donc s’encombrer de ces fantoches, de ces marionnettes que semblent être, parfois, les ministres ?
Les « ministrables », vraie fausse élite
C’est l’une des conséquences de la spectularisation du milieu politique : il existe une fracture entre l’appareil législatif, sagement laborieux, et le temps médiatique mondialisé, présentisé, follement négligeant, qui anime de temps à autre les silhouettes de nos gouvernants. Cette contradiction est l’une des causes de la déconnexion de plus en plus évidente qui existe entre gouvernants et gouvernés. Déconnexion vérifiable par les différences des structures sociales qui régissent la vie de l’homme du commun et du politique ; dans les hautes sphères, l’aspect « réseau » est primordial, devant la compétence. Il s’agit d’être marqué et de fréquenter les bonnes personnes. C’est un peu le cas dans tous les corps de métiers ; mais il faut avouer qu’en la matière, les politiciens battent tous les records.
On devrait pourtant se poser de sérieuses questions sur le respect quasi-illimité dont jouissent ceux qui sortent de l’ENA. Il suffit de voir à quel point l’État français est plutôt mal géré depuis des dizaines d’années, pour constater que ces gens, constituant soi-disant une élite, ne sont pas tellement plus intelligents, mesurés et courageux que n’importe qui.
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