Cet ensemble de poèmes épouse les mouvements d’un rythme psychique et d’un montage visuel. C’est, en quelque sorte, l’histoire d’un « je » qui veut durer, et pour cela, enquête sur son origine et son identité. Il affronte sa condition, tout d’abord, en installant des souvenirs-sensations sur la page comme autant de photogrammes tirés d’un film inédit de Tarkovski. Souvenirs concentrés autour de motifs, de couleurs, de musiques, de liens tactiles, de mots aussi, comme « strychnine », qui disent la beauté et le poison, et l’indécidable identité, qui ne se mesure ni ne se cadre — « Je me suis sauvé/mais qui ai-je sauvé ? » —, l’impossible savoir, dont la destinée comme le lieu s’avèrent intouchables. Rythme morcelé, décadré, désemboîté, dont la discontinuité est figurée par des blancs qui écartèlent certains vers sur deux pages. Dans le troisième poème, alors qu’il est justement question de séparation, le sujet évoque une attente soumise à un étirement temporel dont la tension est telle qu’elle ne peut se dire sur un seul support : « j’attends un retour/comme les enfants/de ces enfants qui/pénètrent », puis, page suivante « et parlent/en moi ». Malgré tout, il faut continuer de remonter jusqu’à soi, et accepter que ce voyage ne mène, peut-être, nulle part. La section quatre met ainsi en place un environnement sonore et visuel tout à fait différent. Les sensations, désormais filtrées, paraissent engourdies, comme si elles touchaient un autre niveau de conscience. Une barrière, un rideau, un mur ? Quelque chose, en tout cas, se dresse, qui fait barrage, et immobilise les objets et les choses. Le motif de l’hortensia, par exemple, se glace, et ne tient plus lieu de passage. L’eau se fige, stagne. Le poème est exactement saisi dans cette immobilité glaciale. Le sujet redevient sujet d’enfance, et il revisite l’univers du conte à travers un éclat de verre qui détermine la brillance — ou l’aveuglement ? — du regard : l’éclat fait angle et prise de vue, il configure un prisme invisible qui produit une vision fractale. Cinquième stase : la réalité et le mythe, le « je » et la photographie, l’enfant et la nourrice, la femme et le buste. Les éclats, cette fois, sont des morceaux d’images, des fragments de pierre, des énoncés installés à proximité de conscience qui forment un collage vocal doublé d’un montage visuel. Le dernier poème retrouve le motif du conte puisqu’il y est question d’un mariage hawaïen. Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, paraît-il… Éclat de la mariée, « Sa beauté/conjure/les ombres. », couronne de fleurs blanches, accompagnement sonore, invités, décor féérique. Le narrateur témoigne de cette cérémonie, puis d’un rêve dans lequel un objet banal, la corde, est doué d’un pouvoir fantastique. Si le rêve est un rébus, le titre du livre joue lui aussi sur les glissements et les transpositions. Du très (trait ?) à la corde, l’insincérité mènerait-elle à la jonction du double ? « Dans la nuit, je fais ce rêve — / je marche sur la dune/une corde marche/à mes côtés », puis, « elle ne vient pas de la main/la main ne la/tient pas », et, « elle ne touche pas le sol », « c’est mon fantôme ». La langue semble en état d’apesanteur : le récit d’une icône dans lequel tout objet est promu signe fait flotter, sur la page, ces images devenues encre. Le mystère est constaté, les paroles et les gestes sont recueillis, et la connaissance accepte ces dons sans leur faire violence. Le dernier vers, « Une probabilité parfaite », dit l’exactitude du possible, sa puissance performative : comme un arrêt sur image, l’énoncé prononce une loi qui concilie sans résoudre. Quand l’aléatoire s’élève au-dessus de lui-même, le poème advient, parfaitement sincère. A savoir, selon l’étymologie latine : pur, intact, naturel, non altéré, non fardé, non corrompu.
Anne Malaprade
Jean Daive, Insincère, très, Éric Pesty éditeur, 2010, 9 euros.