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London's hidden reverse - London Orbital (Inculte - 2010 - Trad. Maxime Barrée), Edge of the Orison (Hamish Hamilton - 2005), Hackney, That Rose-Red Empire (Hamish Hamilton - 2009) et tous les autres par François Monti, Olivier Lamm

Publié le 16 novembre 2010 par Fric Frac Club
London's hidden reverse - London Orbital (Inculte - 2010 - Trad. Maxime Barrée), Edge of the Orison (Hamish Hamilton - 2005), Hackney, That Rose-Red Empire (Hamish Hamilton - 2009) et tous les autres par François Monti, Olivier Lamm « For if you think of it, there is a London cognita and a London incognita » (Arthur Machen) Si l'on en croit Gabriel Josipovici (dans son récent et très polémique What ever happened to modernism ?), la littérature anglaise contemporaine ne vaut pas grand-chose. Barnes, McEwan, Amis, pour n'en citer que trois, sont pourtant de véritables stars de la chose littéraire dont chaque publication française fait retentir un bruit de caisse enregistreuse et un cri de félicité chez les libraires. Si l'on peut émettre des réserves quant au jugement de Josipovici, brillant survivant des années '60 et contemporain de Philip Toynbee, Alan Burns et B.S. Johnson (sans même mentionner Will Self, Angela Carter ou Peter Ackroyd, il y a, de Nicola Barker à Tom McCarthy, une vraie, grosse belle génération spontanée des talents fabuleux qu'on ignore trop), force est de constater que le lot de traductions qui nous parvient en provenance de la patrie de Tristram Shandy est loin de nous hérisser le duvet sur les chairs (de poule). Réjouissons-nous donc (et pas qu'une fois) de la (ré)apparition [1] sur nos rayonnages francophones de Iain Sinclair, pas moins de 40 ans après la publication de son premier livre. « Our narrative starts everywhere. We want to assemble all the incomplete movements ». (White Chappell, Scarlet Tracings) Des éclairs invisibles de Sinclair s'étaient déjà frayés un chemin jusqu'à nous, mais bien peu s'en rendaient compte, puisque le Britannique est l'influence tutélaire d'autres livres, d'autres auteurs que nous lisions sans les savoir contaminés. Sans même évoquer son influence sur le méconnu Stewart Home, on retrouve sa trace sur toutes les pages de L'architecte assassin et du Londres de Peter Ackroyd [2] ; on le retrouve littéralement dans La ligue des gentlemen extraordinaires et dans le From Hell d'Alan Moore (son White Chappel, Scarlet Tracings fut sans doute aussi déterminant pour Moore que le film Murder by decree, et un extrait de The Birth Rug, poème de 73 de Sinclair, ouvre le premier chapitre du fameux roman graphique). Et que serait Will Self sans Sinclair ? Il était temps de tomber le masque de cire, on est donc plus qu'heureux d'enfin pouvoir vous dire : allez chez votre libraire, demandez London Orbital. C'est en français ! London's hidden reverse - London Orbital (Inculte - 2010 - Trad. Maxime Barrée), Edge of the Orison (Hamish Hamilton - 2005), Hackney, That Rose-Red Empire (Hamish Hamilton - 2009) et tous les autres par François Monti, Olivier Lamm As with alchemy, it's never the result that matters ; it's the time spent on the process, the discipline of repetition. Enlightened boredom ». (Lights Out for the Territory) Mais qui est Iain Sinclair ? Et pourquoi ce polémiste, poète et bouquiniste impénitent est-il si confidentiel en dehors des librairies et des médias britanniques ? Serait-ce que son sujet est presque exclusivement la ville de Londres, si loin, si proche de nos préoccupations ? Ou bien serait-ce autrement qu'entre 1970 et 1987, Sinclair a publié essentiellement de la poésie, sous les influences croisées de Charles Olson, Burroughs et TS Eliot, et que ses textes majeurs de l'époque mélangent poèmes en vers & en prose et essai ? On aura rarement autant maudit les sous-entendus du vocable poésie, car les mille-feuilles Lud Heat et Suicide Bridge sont à lire absolument. On y retrouve déjà le terrain de jeu (un réel multiversel en forme de mille-feuilles vieux de 3000 ans, dont les calques des époques se désagrègent les uns dans les autres), la voix inimitable et la marque de fabrique du Barde Sinclair : l'étude psychogéographique de Londres (ou, plus spécifiquement, de l'Est londonien, où il a choisi de s'installer depuis les années 60). Elaborée par Guy Debord en 1958 pour le premier bulletin central de l'Internationale Situationniste, la psychogéographie étudie les liens entre l'environnement géographique et l'état d'esprit ou le comportement des individus qui l'habitent [3]. Cette proposition d'étude du « contact permanent entre l'individu et la réalité cosmique » est devenue une véritable discipline (si c'est bien le mot qui convient) qui a étrangement trouvé un terreau plus populaire en Angleterre qu'en France (où presque personne n'a pris la suite de Baudelaire, Benjamin ou des rédacteurs du Guide du Paris mystérieux) notamment dans sa collision inespérée avec les préoccupations plus ouvertement occultistes de la nation de Aleister Crowley et Conan Doyle - « cette vieille obsession typiquement britannique pour les ley lines » . Surtout, la pratique des créatures de la perfide Albion s'est éloignée de Debord pour opérer la jonction avec une longue tradition locale : celle de l'artiste visionnaire et mystique qui examine les passerelles magickes entre le passé et le présent. Avant Sinclair et la naissance de la mystérieuse London Psychogeographical Association, citons « The Godfather of all psychogeographers » William Blake (le Londres de ses Chants d'expérience), Arthur Machen (The London Adventure of the Art of Wandering), Samuel Pepys (son énorme Journal), De Quincey (London Reminiscences) et Alexander Baron en premier lieu ; Moorcock et Moore ensuite ; Stewart Home (leader caché de la London Psychogeographical Association), Self et les autres aujourd'hui ; puis les films de Ken Russell, Derek Jarman et le classique Radio On de Chris Petit ; l'émergence toute récente de la Old Weird England et de ce non-genre d'un non-lieu (pourtant typiquement britannique) qu'on appelle l'hantologie ; enfin, avant elle, la musique de Coil. John Balance, chanteur de ce groupe séminal (dans tous le sens du terme) né dans les cendres humides de Throbbing Gristle (dont la Death Factory était installée à Hackney, au 10 de Martello Street, c'est-à-dire pas loin du domicile de Sinclair), a eu la phrase suivante : why be bleak when you can be Blake ? Ne serait-ce pas là une bonne partie du programme ? Être Blakean aujourd'hui comme acte de résistance psychique, ésotérique , shamanique plutôt que de s'agenouiller face à un présent sordide où la capitale trois fois millénaire est livrée aux mains sales du « haut-capitalisme », à la « magie noire » et aux « actes de piratage territorial » de ses sbires (Tories et travaillistes mêlés) ? « The Past is fluid, a black swamp » (Lights Out For the Territory) Si Blake parlait avec Dieu, les Archanges et l'Éternité, Sinclair se contente d'invoquer, par exemple, Nicholas Hawksmoor, architecte de six églises londoniennes dont les positions configureraient un champ de force magicke. Quels effets ont les redéveloppements de ces dernières années sur l'équilibre londonien ? Cette présence des fantômes du passé dans notre temps ne doit pas être comprise comme nostalgie d'un âge d'or supposé ni, Dieu nous en préserve, comme un appel à la culture Heritage ou de patrimoine (que Sinclair semble considérer comme une manifestation fausse, inopportune et surtout opportuniste d'un passé fantasmé – « History is an extra zero on your property price »). Au contraire, en projetant ce qui était (comme ce qui fut, ce qui aurait pu être), il met en évidence ce que les politiques d'urbanisation ont fait ; en creusant ses trous de ver, il réenchante le présent ; en superposant les temps en même temps qu'il confond le réel et la fiction (la fiction, pour notre barde, concerne seulement « ce qui ne s'est pas encore passé »), il contrebalance la magie noire en action. « You allow yourself to become saturated with this solution of the past, involuntary, unwilled, until the place where you are has become another place ; and then you can live it, and then it is ». (White Chappell, Scarlet Tracings) Une contre-attaque psychique : c'est explicitement l'objectif de Downriver, son énorme (et très primé) second « roman » de 1991 : opposer un contrepoids aux maléfices d'une Margaret Thatcher reconfigurée en sorcière maléfique dominant les esprits au point de convaincre pacifiquement le pays de donner plein pouvoir au parti unique qu'elle dirige d'une main de fer. À cette tactique mystique voire alchimiste, il faut ajouter une lecture pragmatique : voir le passé et ses blessures dans le monde d'aujourd'hui, c'est pouvoir faire l'autopsie de ce qui a été perdu, mettre en jugement la planification et ses motivations. Sinclair, autant dans ses romans que dans ses essais, s'attaque à l'urbanisme et aux projets de développement ou de rénovation compris comme autant de tactiques de contrôle. Les pages de Lights out for the territory, glorieux prédécesseur de London Orbital, consacrées à la City sont révélatrices : zone sécurisée, surveillée et agressivement policée. La ville moderne telle que gérée par le pouvoir politique comme économique est vide, propre, aseptisée. Inoffensive. En inspectant ce qui n'est plus, en mettant en évidence ce qui des lignes de force et des équilibres anciens a disparu ou a été perturbé (lire les pages sensationnelles de London Orbital au sujet du Millenium Dome ou celles de Lights Out for the Territory sur les alignements perturbés par l'urbanisme contemporain), Sinclair établit le portrait en creux de ce que devrait être une ville (et de ce qu'elle a parfois été) : un espace créé et modifié par ses habitants, de manière à la fois organique et chaotique. Il n'y a pas de romantisme ici : Sinclair sait parfaitement qu'une ville est un espace de disparition (c'est d'ailleurs le titre d'une vaste anthologie qu'il a établie il y a quelques années – Londres, ville de disparitions), dur et cruel, en constante évolution. C'est pour ça qu'il est d'autant plus nécessaire de dévoiler la nature intrinsèque de toutes les manœuvres qui visent à vider ou purifier, rendre plus beau et plus sûr (c'est-à-dire plus blanc et plus riche) certains espaces. London's hidden reverse - London Orbital (Inculte - 2010 - Trad. Maxime Barrée), Edge of the Orison (Hamish Hamilton - 2005), Hackney, That Rose-Red Empire (Hamish Hamilton - 2009) et tous les autres par François Monti, Olivier Lamm « To the no-bullshit materialist, (drifting purposefully) sounds suspiciously like fin-de-siècle decadence, a poetic of entropy – but the born-again flâneur is a stubborn creature, less interested in texture and fabric (…) than in noticing everything ». (Lights Out for the Territory) London Orbital vient donc de paraître en français dans une traduction de Maxime Barrée, et c'est en quelque sorte un monstruaire de la méthode Sinclair [4]. On y retrouve tout. L'idée de départ est aussi simple que folle : parcourir à pied la circonférence de la M25, immense périphérique londonien (188 km ou plus) construit entre 1975 et 1986, et raconter, inventer, oublier, ce qu'il y a vu. Accompagné de plusieurs personnes – l'ex KLF et agitateur Bill Drummond (déjà rencontré dans Lights Out for the Territory) ou des proches comme le cinéaste Chris Petit et le peintre Renchi Bicknell (rencontrés dans tous ses autres livres ou presque) – Sinclair marche, voit et vit. Son ambition est de tout voir et tout raconter. Pour ce faire, pas d'alternative : il faut parcourir l'objet d'étude dans son entier. Tourner autour de la M25 s'apparente aussi, dans sa pratique psychogéographique, à une sorte de rituel shamanique : circonscrire, dans tous les sens du terme… « The Past is a fiction that absorbs us » (White Chappell, Scarelt Tracings) Sinclair part du Millenium Dome, sur les bords de la Tamise, trace une ligne droit jusqu'à Waltham Abbey et ensuite suit plus ou moins le périphérique… Objet idéologique évident, le dôme est le grand projet pré-millenium du New Labour de Tony Blair (pourtant à l'initiative de Michael Heseltine, vice-Premier ministre conservateur dans le cabinet de John Major), le symbole absolu des grands travaux et du projet de renouveau urbain du gouvernement, emblème des montagnes de fric investies dans des infrastructures qui en disent plus long sur la volonté de prestige du politique que tout discours social qui essaie de les vendre. Selon Sinclair, il s'agit ni plus ni moins que d'un bouleversement de l'équilibre magicke de la capitale anglaise. Partir de là pour rejoindre la bande de macadam qui ceinture la ville, autoroute inaugurée par Thatcher, est un geste d'une logique implacable. Mais Sinclair a déjà fait son pamphlet sur le Dome, Sorry Meniscus ; il était donc écrit dans le macadam que l'arc de London Orbital serait bien plus ample (on aurait envie de dire : ample comme la littérature). Sur son chemin, Sinclair rencontre l'ombre des écrivains du passé partis en retraite dans ce qui était à une autre époque, dans un autre réel, la campagne, et la présence bien réelle du grand écrivain de la terreur suburbaine – JG Ballard, dans le domicile duquel nous passons une après-midi chez lui, coincés entre M25 et aéroport de Heathrow. Plus littéralement que littérairement, sa route croise celle d'habitants confrontés à des restes de politique industrielle « améliorés » en projets résidentiels ou à des zones sécurisées, « hors limite » pour le commun des mortels ; d'entreprises criminelles propulsées par ou terminée sur la M25, de violence, de mort. Et de folie, surtout de folie : la ville, la masse est l'abri naturel des fous ; les autorités finissent par les exiler dans des asiles, tous situés en périphérie. La brutalité, l'inhumanité, la honte que représentent ses lieux donnent certaines des plus belles et plus fortes pages de London Orbital. Dans ses romans comme dans ses essais, Sinclair parle, selon Michael Moorcock des « aliénés, des opprimés, des dépossédés, des excentriques » (et des librairies de vieux !). Mais cette folie macérant en masse dans la métropole est-elle créée par elle, ou y est elle seulement confortablement cachée et abritée ? Une question qui n'est finalement, comme tant d'autres soulevées dans ce pavé énorme, qu'une reformulation de celle qui semble guider la quête de Sinclair sur la M25 : a-t-elle été construite pour renfermer, refréner l'expansion et contrôler la ville ou pour protéger, isoler le reste du pays ? "Exorcism, the only game worth the candle" (London Orbital) Inévitablement, le portrait de Londres dessiné par son œuvre peut ainsi paraître excessif. Pour certains lecteurs pressés, la part ésotérique de Sinclair est à la limite du supportable. Mais rappelons-nous de la maxime de Blake : « the road of excess leads to the palace of wisdom ». En nous entraînant avec lui sur les chemins les moins balisés, en nous faisant visiter les asiles, les terrains vagues et les arrière-cours, en nous bombardant d'Histoire et d'histoires, toujours plus d'histoires, Sinclair dresse un tableau infiniment complexe, non seulement du monde, mais aussi de la politique [5] et, surtout, de la littérature. Dans son étrange roman Landor's tower, Sinclair met une définition critique et délicieusement ironique de son art dans la bouche de l'un de ses personnages :
Every novel starts with a stalled car, a squabble of bookdealers. What are you, a fucking catholic ? What's with this three-part structure ? One : lowlifes running around, getting nowhere. Two : a baggy central section investigating ‘place', faking at poetry, genre tricks, and a spurious narrative which proves incapable of resolution. Three : quelle surprise. A walk in the wilderness.
On pourrait, plus impitoyable encore, poursuivre la définition : Sinclair, c'est un poète passé au commentaire et aux romans pas même capable de mettre des verbes dans ces phrases ; Sinclair fait partie de l'appareil contreculturel officiel, pendant dont tout pouvoir a besoin pour se légitimer ; Sinclair ne sait rien faire d'autre que se mettre en scène, encore et encore. Derrière la caricature, on devine, à grands traits, ce qui nous séduit dans son écriture : un écrivain schizophrène, romancier obsédé par les sous-bassements du réel qui écrit des fictions qui ressemblent à ses vies, doublé d'un essayiste obnubilé par ce moment magickes où l'anecdote devient invention, qui refuse d'abord l'invention ex nihilo, avant de se laisser dicter ses dérives par ce qui lui est effectivement arrivé ? N'écrit-il pas dans Downriver (un roman !) :
If the ‘correct' selection of words – a pure and imagined order of sentences – has the power of animating ; and bringing to life ; then a failure to obey the Voice must bring forth zombies, breathe the force into monsters.
Ce qui nous le fait aimer plus fort encore : Sinclair est un romancier dont la prose est un poème influencé par les Beats et, singulièrement, Burroughs – autre héraut de la marginalité – passé dans un bain chandlerien agrémenté d'une dose d'humour east londonienne. Le résultat est un ravissement de lecteur : des romans et/ou documents circulaires où la confusion n'amène d'abord que plus de confusions, où toutes les scènes d'action sont tronquées au profit d'infinies circonvolutions lunaires, de descriptifs magnétiques, de phrases compliquées à déchiffrer, étranges, drôles et inquiétantes. Et belles, surtout belles. Diablement belles. C'est un euphémisme d'écrire que Iain Sinclair est un barde, puisque tout ce qu'il voit avant même de l'écrire dans les strates du réel et du bitume, bagarres, gros titres de tabloids ou graffitis, est effectivement de la poésie en prose. Qu'il évoque un assassinat, un livre éventré, l'enterrement de mafiosi locaux ou les actes de resistance d'une association de quartiers en guerre contre les politiques à la truelle de sa municipalité, Sinclair met en mots magickes le monde tel qu'il le voit et tel qu'il est : translucide, circulatoire, impitoyable, sublime et merveilleux. « It invents the rumours that it purports to discover » (sur la newsletter de la London Psychogeographical Association, Lights Out to the Territory) Hormis les difficultés du texte qui écarteront à elles seules le lecteur qui veut du tout plat, tout cuit, le thème même de son œuvre, l'aspect éminemment londonien risque de perdre d'autres esprits plus exigeants – et heureusement que Googlemaps existe pour suivre certaines étapes. Depuis London Orbital, Sinclair a publié un autre essai – Edge of the Orison –, sorte de coda à son aventure le long de la M25 où il suit, avec Alan Moore, les traces du poète John Clare et de son évasion de l'asile où il était enfermé. Ce voyage hors Londres – où Clare espèrait retrouver, pas loin de Cambridge, son vieil amour, une femme morte trois ans auparavant – semble confirmer que Sinclair aurait le désir de s'éloigner de son obsession – Landor's Tower était déjà un roman gallois qui avait le plus grand mal à ne pas être londonien. On n'a donc pas été surpris de voir que son dernier roman en date (et probablement son meilleur) prend la fuite aussi : Dining on stones se déroule, en large partie, de l'autre côté de la M25 et notamment à Hastings, où Sinclair a acheté un appartement pour s'isoler du Londres de plus en plus autre, aseptisé et contrôlé. Mais il était évident que Sinclair reviendrait : les prochains jeux olympiques auront lieu à Hackney, là où il vit depuis plus de quarante ans. Il rend hommage à son quartier dans son dernier livre en date, Hackney, That Rose-Red Empire (A Confidential Report). London's hidden reverse - London Orbital (Inculte - 2010 - Trad. Maxime Barrée), Edge of the Orison (Hamish Hamilton - 2005), Hackney, That Rose-Red Empire (Hamish Hamilton - 2009) et tous les autres par François Monti, Olivier Lamm (copyright : urban75) « I have the fantasy, as I push deeper into my Hackney book, that everything and everybody can be found within 400 yards of my house » (Hackney, That Rose-Red Empire) Pas moins épais que London Orbital, le livre que Sinclair consacre à ce quartier ventru et ardu où il habite depuis quatre décennies semblait pour le moins inévitable. Bien sûr, le Britannique n'a pas attendu 1999 pour évoquer cette étrange marge londonienne, ghetto éternel des marginaux et des derniers arrivants et dernière limite de la gentrification (en phase terminale) de la capitale britannique, bientôt redessinée par les infrastructures pour les Jeux olympiques de 2012 : de fait, Hackney est même le décor de presque toutes ses fictions, tous ses rêves, et le point de départ de toutes ses errances. Mais jamais il n'avait pris le temps de regarder le bon vieux borough où il a vu grandir ses enfants dans les yeux et le détail microscopiques de ses propres lignes de force, de ses immixtions et de ses contradictions. Dans les ruines de son propre passé, Sinclair est pourtant loin de se laisser attendrir par un quelconque exercice d'autofiction : « l'auto-cannibalisme » tel qu'il le pratique ici est le même que dans tous ses docufictions depuis Lights Out for the Territory, ni plus, ni moins cru, ni plus, ni moins dangereux, ni plus, ni moins attendrissant, ni plus, ni moins difficile. Violent et adorable (« It's got all that violence but, at the same time, it has a lovely spirit. Lovely »), Hackney-la-fougueuse impose elle-même son régime et ses histoires à Sinclair et ce qui compte est moins le familier qu'elle lui souffle au coeur que l'invention spontanée, les fictions du réel qu'elle offre à déterrer dans sa boue, ses pierres, ses pubs, ses parcs (sacré London Fields, déjà célébré par Martin Amis dans son plus grand roman), le sang de ses habitants. A l'instar du « Watson tardif » de White Chappell, Scarlet Tracings, Sinclair tente toutes les pistes (« There's always a Machen theme, an excuse to draw the unwary in ») : ses voisins, ses vieux amis, quelques figures du quartier (dont un mystérieux chirurgien sans diplôme et un creuseur de tunnels du dimanche), quelques livres oubliés (The Lowlife d'Alexander Baron), inconnus (l'autopublié Saddling Mahmoud de Sebastian Bell) quelques anecdotes méconnues (dont certains concernant un certain Orson Welles), quelques inventions probables aussi. On y croise, en rêve ou en documents, les fantômes plus ou moins incarnés de la plupart des grandes figures qui ont fait Hackney (Joseph Conrad, Godard, le faux hackneyite Tony Blair, Astrid Proll de la Bande à Baader, Alexander Baron, Derek Bailey, Throbbing Gristle), plusieurs partners in crime (Chris Petit, Oona Grimes, Tom McCarthy, Rachel Lichtenstein, Stewart Home) et beaucoup, beaucoup d'anonymes, voisins et activistes à qui, pour la première fois, Sinclair donne la parole sans interruption, dans de longs monologues enregistrés (sur cassette, une première pour ce réfractaire farouche au réel adepte des éclairs de merveilleux naissant dans les erreurs de transcription et dans les marais de la mémoire défaillante - « Words keep out the world », comme il l'écrit dans White Chappell, Scarlet Tracings). Ce qu'il ébauche dans Hackney, That Rose-Red Empire est à la fois un portrait en négatif du Hackney d'hier et de celui d'aujourd'hui ; un hommage à qui a vu naître son âme d'artiste (« Before, we were blank pages ») ; un hommage à la « topographie humaine » millénaire du lieu qu'il connaît le mieux et que des âmes noires n'ont de cesse de vouloir défigurer en y imposant « leur idée d'Amérique » (Will Self). En observant un collage de sa propre carte du quartier, Sinclair est surpris de remarquer qu'elle a presque la forme de l'Angleterre. Rêve, cauchemar ou horizon : le Hackney, la Londres de Sinclair sont plus grands que le monde entier, et il est le plus humain des magiciens.

[1] En 2002, Anatolia avait certes publié Le secret de la chambre de Rodinsky mais il s'agissait d'un texte collaboratif (écrit avec Rachel Lichtenstein, un tiers du livre grosso modo étant dû à Sinclair) dont le sens ou l'importance est assez difficile à saisir en l'absence de traduction des textes majeurs de l'auteur.

[2] On se risquerait même à dire que Ackroyd, dont le travail se caractérise notamment par la reprise d'œuvres du passé et leur refonte dans un cadre littéraire contemporain – de Chaucer à Dickens –, traduit Sinclair dans une langue compréhensible de tous et rend ses concepts plus facilement acceptables.

[3] Dans la partie définition du bulletin, on peut lire : « Etude des effets précis du milieu psychogéographique, consciemmet amménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. »

[4] Même si, en vérité, chaque livre de Sinclair représente, à échelle réduite au moins, ce même monstruaire.

[5] Si Miss Maggie et son avatar labour blairiste sont les principales cibles de Sinclair, il réserve aussi quelques piques aux écologistes –son aversion du vélo et des pistes cyclistes dans London Orbital comme dans Lights out for the territory – et, manifestement, certains sympathisants dans la gauche marxiste la plus orthodoxe ne savent pas trop qu'en faire – Iain Sinclair, romancier révolutionnaire ou nihiliste révoltant ?. Interrogé, Sinclair déclare seulement ne soutenir aucun parti.


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