Un guest post Signé Jean-Michel Bélouve
Le 21 octobre 2010, le Chicago Climate Exchange (CCX) annonçait par un court communiqué qu’il allait mettre fin à son activité d’échanges de permis d’émission de CO2. Cet événement, passé inaperçu*, semble le prélude de la fin d’un mythe, celui du recours à un marché artificiel de « droits à polluer » pour infléchir les émissions de gaz à effet de serre.
Le CCX, c’était l’idée lumineuse d’Al Gore et de Maurice Strong pour créer l’instrument qui allait permettre au Protocole de Kyoto et au traité qui lui succéderait d’atteindre leurs objectifs. Les deux compères avaient eu recours à l’expérience d’un spécialiste des produits dérivés boursiers, Richard Sandor, qui avait promu, au début des années 1990, un système de quotas et d’échanges de droits à produire des gaz censés être à l’origine des pluies acides. Pour le financement, ils s’étaient adressé à la Joyce Fondation, une puissante association de Chicago aux actifs de 892 millions de dollars , chez qui le jeune avocat Barack Obama était l’un des membres du board .
Les créateurs de cette bourse du carbone escomptaient voir se développer rapidement un système mondial de régulation des émissions de CO2, consistant en l’attribution de quotas, avec faculté de mettre en vente les parts de quotas non utilisés, afin que les entreprises dépassant leurs plafonds d’émissions les achètent. Les perspectives de ce marché se chiffraient en trillions de dollars.
Le CCX n’a jamais pu se développer à cause de l’hostilité conjointe du Sénat américain et du Président George W. Bush à l’égard du Protocole de Kyoto. Il a survécu grâce à environ deux cent grandes entreprises partenaires qui ont pris des engagements de quotas d’émission de dioxyde de carbone et créé un système d’échanges de certificats entre eux. Le cours de la tonne de CO2 n’a jamais dépassé les 7 dollars, se situant longtemps entre un et trois dollars, pour s’effondrer à quelques cents récemment.
L’accession de Barak Obama à la présidence faisait espérer qu’un énorme marché de permis d’émissions allait se développer. Mais le projet de loi qui prévoyait la création d’un système de cap and trade n’a pu être mené à son terme, et la nouvelle composition du Congrès ôte toute chance de le voir aboutir d’ici 2012.
Le CCX a une société sœur, l’European Climate Exchange (ECX), qui s’est spécialisée dans les échanges à terme (« futures ») de permis d’émissions dans le cadre du système européen, laissant le monopole du marché comptant à sa rivale BlueNext. Les volumes d’échanges y sont extrêmement faibles : 20000 à 25000 tonnes de CO2 par jour, à un prix de l’ordre de 14 euros la tonne.
La seule bourse véritablement active est la filiale d’Euronext et de la caisse des Dépôts et Consignation, BlueNext, qui a repris, en fin 2007, l’activité cap and trade de Powernext. Cette dernière avait lancé sa bourse du carbone en juin 2005. La période qui s’ouvrait alors avait un caractère expérimental. Elle mit en évidence l’extrême volatilité de ce marché, les cours ayant fluctué entre 25 euros et 0,28 euros en 2006 et 2007. Quand aux volumes, ils se limitaient à quelques dizaines ou centaines de milliers de tonnes par jour. En 2008, BlueNext héritait de conditions de marché plus favorables, le système de quotas d’émission européens devenant obligatoire et s’imposant à 11200 entreprises appartenant aux secteurs les plus gros consommateurs de charbon et d’hydrocarbures.
A partir de 2008, les cours s’établirent d’abord à un niveau de 23 à 26 euros, et les volumes échangés se chiffraient à plusieurs millions de tonnes/jour. En fin 2008, avec l’arrivée de la crise économique, les cours chutèrent pour s’établir depuis dans une fourchette de 12 à 15 euros. Curieusement, les volumes ne cessaient de grimper, frôlant les 20 millions de tonnes/jour en avril 2009.
Les volumes avaient atteint 19.846.000 tonnes le 2 juin 2009, et plus de douze millions le jour d’après. Le 5 juin, le marché s’effondrait à 1,1 millions de tonnes. BlueNext suspendait les cotations les 6 et 7 juin. Que s’était-il passé ?
On venait de découvrir une gigantesque fraude, un "carrousel de TVA". Des acteurs créaient des chaînes de sociétés fictives qui achetaient des certificats hors taxe dans certains pays, pour les vendre, en fin de chaîne de blanchiment, en facturant la TVA aux acheteurs, et puis toutes ces sociétés disparaissaient, sans reverser la TVA encaissée au fisc. Le système profitait de l’immatérialité des titres et de l’instantanéité des transactions et des virements de fonds par internet pour mener à bien l’escroquerie en quelques heures, sans disposer ni de bureaux, ni de personnel. Après quelques mois d’enquête, Europol estimait que 90% des transactions conduites jusqu’en juin 2009 étaient frauduleuses, et que le montant de TVA détourné s’élevait à 5 milliards d’euros. Notons au passage que, dans cette affaire, seules 11 personnes ont été inquiétées par la justice et une seule est en prison, ce qui alimente bien des suspicions, le nombre d’opérateurs ayant profité de ces systèmes maffieux étant bien plus élevé.
Pour faire cesser la fraude, les pays européens décidèrent vers le 10 juin 2009 d’accorder la franchise de TVA au marché du carbone. Le volume des transactions s’établit alors à un niveau moyen de 1,7 millions de tonnes jusqu’en fin 2009. La moyenne est tombée à 550.000 tonnes/jours de juillet à octobre 2010. Le système cap and trade dépérit, dès lors que les opportunités de spéculation ou de fraude s’amenuisent.
Bluenext et les spéculateurs comptent surtout sur le Paquet énergie-climat européen qui doit se mettre en place début 2013 pour redresser les volumes et les cours. Ils espéraient voir les systèmes d’échanges de permis d’émission négociables se répandre partout dans le monde, mais les chances ne cessent de s’amenuiser, avec l’échec des négociations de Copenhague, la mort du projet cap and trade des Etats-Unis, et le constat qu’un éventuel traité destiné à prendre la suite du Protocole de Kyoto ne pourra être conclu, au mieux, qu’en fin 2011. Le Protocole de Kyoto sera caduc au soir du 31 décembre 2012. Le recueil d’un quorum de signatures d’un traité convenu en fin 2011 demanderait de nombreux mois, et les ratifications par un nombre suffisant de pays pour que le traité soit mis en vigueur exigeraient plusieurs années. Il n’y a aucune chance pour que les échanges de permis d’émission s’étendent largement hors d’Europe, du moins pas avant de nombreuses années.
Il convient également de constater qu’au plan européen, la directive qui à décidé, en décembre 2008, des objectifs de réduction d’émission pour la période 2013 à 2020, n’a pu, à ce jour, se traduire par un accord de partage des quotas entre les pays membres, et que les négociations n’avancent guère. L’enlisement de la négociation internationale favorise l’attentisme de plusieurs pays membres de la Communauté. Même des gouvernements comme ceux de France et d’Allemagne, si prompts à s’exprimer haut et fort au nom de l’Europe, se montrent retors dès lors qu’il s’agit des intérêts de leurs nationaux. Il ne parait pas certain que le Paquet énergie-climat puisse être mis en pratique en 2013.
Si l’on veut tirer les bilans des différentes expériences de marchés de droits d’émissions, on ne peut que constater leur inefficacité, et même parler de leur nuisance. Si les pays européens ont globalement respecté à leurs obligations de réduire leurs émissions de 5% par rapport à l’année de référence 1990, c’est à cause de la crise économique qui les frappe, et parce que nombre de leurs industriels ont transféré vers des pays émergents leurs fabrications et les émissions de CO2 qui en sont la conséquence. Les industriels, peu nombreux, qui ont dépassé leurs quotas d’émission ont trouvé avantage à acheter des crédits carbone, à 14 euros, plutôt qu’à investir pour une meilleure efficacité énergétique. La flambée des prix du pétrole, en 2008, a été une incitation à l’économie bien plus efficace que le cap and trade.
On ne peut que tirer un bilan négatif de législations anti-carbone qui produisent tant d’effets pervers. J’ai cité les fraudes à la TVA, ci-dessus. Mais que dire du fait qu’une entreprise qui arrête de produire en Europe pour transférer ses fabrications ailleurs tire bénéfice de la réduction des émissions de CO2 que ses délocalisations lui valent, et qui se traduisent par l’octroi de permis négociables ?
Les crédits carbone deviennent, dans ces conditions, une incitation à réduire l’activité industrielle, avec pour conséquence des destructions d’emploi. Le groupe sidérurgique britannique Corus, filiale du groupe indien Tata, a annoncé, en 2009, la fermeture de son aciérie Redcar et le licenciement des 1700 salariés qui y étaient employés. Au même moment, le Groupe Tata annonçait le prochain doublement de sa production d’acier en Inde. En fermant ses portes, Redcar pouvait revendre ses quotas carbone non utilisés pour environ 600 millions de livres sterling, ce qui faisait mieux que compenser les frais de fermeture et l’indemnisation des salariés. Au total, Corus a supprimé 7500 emplois en Grande Bretagne au cours de l’année 2009. Le Groupe Tata n’a fait que conduire une stratégie réaliste qui veut que l’on produise là où les contraintes et les coûts sont les moins pénalisants. Son droit aux crédits carbone était incontestable. Mais il est évident que l’Union européenne sacrifie des industries et des emplois, en s’infligeant des contraintes qui n’existent pas dans les pays émergents.
© JM Belouve, novembre 2010
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* inaperçu... sauf pour les lecteurs d'Objectif Liberté, NdLR.
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