Benedetta CRAVERI, L’âge de la conversation, Gallimard, collection Tel, Paris, 2005 (680 pages).
On pourrait se demander pourquoi on voudrait lire près de sept cents pages sur la conversation en France entre 1630 et 1789. Si ce n’est quelques universitaires ou francophiles irréductibles (en reste-t-il ?). Les Français ont, comme chacun sait, toujours parlé (« cause toujours… ») ; on sait moins, en revanche, qu’ils n’ont pas toujours su comment le faire. D’aucuns affirment qu’ils ne le savent plus guère, mais c’est un autre débat.
C’est donc l’histoire de cet apprentissage de l’art de la conversation que nous révèle Benedetta CRAVERI dans son captivant ouvrage où nous ferons, sur un siècle et demi, la connaissance de personnalités, pour la plupart, certes, tombées dans l’oubli, mais dont le rôle, même si nous n’en soupçonnons guère l’importance, a été capital dans l’évolution des mœurs et de notre langue.
Nous voici conviés à visiter une remarquable galerie de portraits et introduits dans ce que nous appelons aujourd’hui – en dépit de l’anachronisme – les salons. Car, à l’époque, on reçoit dans la ruelle, laquelle est munie de toutes les commodités de la conversation, chères aux Précieuses et non ce lieu urbain qui l’est si peu.
On verra l’évolution du salon, la durée de vie d’un « genre » de salon couvrant généralement une trentaine d’année, chaque génération y apportant son élément distinctif, sans oublier les rivalités entre salons « montants » et « descendants », ni celles qui opposent ces dames pour obtenir la présence de telle ou telle sommité de l’heure. Madame GEOFFRIN, Madame DUDEFFAND, Madame de TENCIN et Julie de LESPINASSE, chacune connaîtra, avec son public, son heure de gloire, puis son déclin.
Cette évolution ne vise pas que la forme, le fond aussi change. Ainsi, il était inconcevable, et du dernier vulgaire, que l’on parlât de politique chez Madame de RAMBOUILLET, la célèbre ARTHÉNICE, – un des tous premiers salons –, ou même de romans, alors que, un siècle plus tard, toute la fleur des Lumières se pressera chez Madame GEOFFRIN – un des premiers salons bourgeois –, véritable lieu de contre-pouvoir, où les premiers « intellectuels » parleront de liberté et d’égalité et où se feront les élections à l’Académie.
On découvre enfin la double importance de l’institution du salon. Par celle-ci, les femmes assumaient une mission éducatrice tant sur le plan de la langue : c’est principalement grâce au salon que la langue française a connu un si large rayonnement en Europe et, plus tard, en Amérique, notamment dans la diplomatie, alors que sur le plan des mœurs et de la sociabilité, chacun, noble ou bourgeois, voudra atteindre le même niveau de raffinement qu’il y rencontrait.
Commentaire de VOLTAIRE : « Le langage français est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens ; et par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments de la vie. » .
Les temps ont bien changé et je me permettrai un sic transit gloria mundi.
Une anecdote, enfin, pour les lecteurs de Nouvelle-France. La Grande Mademoiselle – il ne s’agit pas d’un éphèbe officiant sur les planches de tel établissement du Village à Montréal, mais de la cousine de Louis, quatorzième du nom – payait de la relégation ses choix politiques du temps de la Fronde. Elle transforma Saint-Fargeau, sinistre château médiéval, en un lieu où chacun voulait être reçu. L’accompagnaient dans son exil quelques jeunes et jolies dames, et SAINT-SIMON écrira sur l’une de celles-ci : « Madame de FRONTENAC n’avait que vingt ans et cherchait par tous les moyens à se débarrasser de son mari. Le comte était “aimable”, “spirituel” et “pas dépourvu d’usage du monde”, mais cela ne suffisait pas pour que la jeune femme l’accueillît dans le lit conjugal et cédât à ces instances. » On aura reconnu dans le mari le bouillant gouverneur du Canada.