Je fus glacé d’effroi et demeuré sans voix. Bien que l’homme aux abat-jours fut fort sympathique et courtois, je ne pouvais que le condamner comme étant parfaitement immoral. Certes, l’homme aux abat-jours ne contrevient à aucun devoir quant au respect de la vie humaine puisqu’il ne fut pas l’auteur des crimes horribles dont sont issus les abat-jours. À strictement parler, l’homme aux abat-jours ne contrevient donc pas à une éthique des devoirs. Apparemment, il ne diminue pas non plus la somme du bonheur pour le grand nombre, ni le l’accroît pas, même si on puis dire, non sans un certain cynisme, que les abat-jours en question trouvèrent une certaine utilité comme mobilier. Un utilitarisme serait donc d’accord avec le fait que l’homme aux abat-jours puisse jouir de ces pièces troublantes pour son mobilier dans l’intimité de son foyer.
Un partisan de l’éthique des vertus resterait fort perplexe, voire indigné, comme je le fus. L’homme aux abat-jours est foncièrement immoral, c’est-à-dire vicieux. Pourquoi? C’est qu’une bonne personne aurait refusé catégoriquement les odieux présents de la petite fille de l’ex-nazi, sachant pertinemment leur provenance. En effet, en les acceptant l’homme aux abat-jours avalisa et en les cautionnant les monstruosités innommables des nazies. Il faut être ou bien naïf ou bien hypocrite pour accepter gentiment ces odieux «présents». Même si l’homme aux abat-jours n’est pas un criminel, ni un sadique de la pire espèce, on peut certainement dire que c’est un être pervers. C'est du moins, ce que je pensai, et je le pense toujours.
Je sais qu’il est politiquement incorrect de proférer un «jugement de valeur» comme celui qui précède. Le plus vicieux des hommes n’était-il pas un citoyen comme tout le monde possédant à ce titre les droits et libertés depuis le moment où il sort du sein maternel? Si je l’accuse de pervers ou de vicieux, il pourra sans doute me poursuivre en justice pour libelles diffamatoires...
L’une des critiques sérieuses que l’on adresse régulièrement à l’éthique des vertus, c’est que le bien et le mal semblent avoir une existence indépendante de la vertu. Ainsi, pense-t-on, la personne «bonne», c’est-à-dire «vertueuse», condamne sans appel l’homme aux abat-jours comme étant vicieux parce que le bien consiste à ne pas dépecer la peau des gens pour en confectionner des abat-jours. Au fond, il semble que la «bonne personne» ne fait qu’entériner une règle morale admise au départ énonçant ce qui est bien. Il faut, donc - toujours selon l’objection à l’éthique des vertu-, au préalable savoir ce qui est bien, avant de déterminer la vertu et le vice. En somme, l’éthique des vertus présupposerait une certaine conception du bien existant indépendamment de l’exercice de la vertu. L’objection veut donc que si la vertu détermine ce qui est bien, c’est une certaine conception du bien qui détermine la vertu.
L’éthique des vertus déclare qu’il faut agir comme agirait l’homme «bon». Or, l’homme bon vise ce qui est bien. Puisque l’on doit viser ce que vise l’homme bon, nous semblons viser une réalité indépendante, objective, à savoir, le bien, indépendant en quelque sorte de l’homme bon. Ainsi, il semble qu’on se retrouve ici dans une sorte de cercle-vicieux. D’ailleurs, affirmer que l’homme «bon» vise le «bien», n'est-ce pas déjà assumer ce qu'est «le bien»? Au mieux, il s’agirait d'une plate tautologie que présuppose l'éthique des vertus. Je vais montrer plus loin qu'il n'en est rien, et que l'objection contre l'éthique des vertus ne tient pas.
Pour sa part, le partisan du relativisme fera valoir que, du point de vue nazi, les abat-jours en question constituaient une bonne façon de «recycler» les cadavres juifs. Nous, qui ne partageons pas l’idéologie nazie, nous percevons ces formes de récupération comme des horreurs pures et simples, aussi innommables et inqualifiables. Il faut simplement savoir, rétorque le relativisme, que les Juifs n’étaient pas considérés par les nazis comme des humains mais comme des sous-hommes – un peu comme de la vermine. Où est le bien et le mal, sinon dans l’œil de celui qui juge?, demande le relativisme.
Le problème avec la position relativiste, c’est que les nazis se trompaient sur les Juifs. Ceux-ci ne sont pas de la vermine qu’il fallait exterminer à tout prix; ce sont des êtres humains, tout comme les Allemands les sont, comportant leur part de torts et leurs qualités. Les nazis se trompaient donc sur ce qui est bien et mal.
Il en va de même chez l’homme aux abat-jours. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui au plan moral. En acceptant les abat-jours, il approuve indirectement, sans trop le réaliser, les crimes horribles des nazis commis à l’endroit des Juifs. Il manifeste un manque patent de jugement; en somme, il manque de jugement de manière flagrante. Voilà la source principale de son vice.
Dans le langage d’Aristote, l’homme aux abat-jours est imprudent. Au mieux, il n’est pas un modèle de sagacité. Il lui manque ce qu’Aristote tient comme la vertu par excellence, la phronèsis : la sagacité. Aujourd’hui, nous dirions qu’il ne fait pas preuve d’esprit critique ou encore de discernement, de finesse de jugement. Il sait pertinemment, comme nous tous, – à l’exception des misérables «négationnistes» -, que six millions de Juifs ont perdu la vie dans les camps de la mort nazis sous prétexte qu’ils étaient Juifs.
Nous convenons tous en effet que l’Holocauste est l’une des pires calamités humanitaires commises par les hommes. Nous savons donc tous que la Shoa était mal, et que ceux qui la nient se trompent et sont irrationnels. Nous savons donc qu’il est mal de faire ce que les nazis ont fait subir aux Juifs. Nous savons donc ce qui est bien et mal - du moins pour ce qui concerne l’Holocauste. L’homme aux abat-jours le sait lui aussi. Il connaît donc ce qui est bien. En un sens, les détracteurs de l’éthique des vertus ont raison de souligner le fait que le bien existe d’une certaine façon indépendamment de la vertu. Mais ce n’est aussi simple, car le bien ne se laisse pas ainsi réduire qu’à un simple savoir. Le bien, en effet, est surtout une action coordonnée de manière appropriée à un savoir. Voilà la vertu de «phronèsis», de sagacité, qui fait si cruellement défaut à l’homme aux abat-jours.
Si on lui demande si l’Holocauste est mal, il répondra sûrement que, oui, c’est mal; ce fut une calamité, etc. Or, en acceptant comme il l’a fait les abat-jours, en les utilisant pour son bon usage personnel, en les exhibant à certains comme il le fit pour moi, il agit comme s’il ne le sait pas que l’Holocauste est condamnable. Sa conduite est donc incohérente et, donc, irrationnelle. Malgré qu’il n’existe pas de règle énonçant expressément qu’il n’est pas bien de confectionner des abat-jours avec de la peau humaine, savoir que ce n’est pas bien et ne pas agir en conséquence, c’est manquer de jugement, c’est faire preuve d’aveuglement; en somme, c’est être, d'une certaine façon, hypocrite. Pour tout dire, c’est être vicieux. L’homme bon n’aurait jamais accepté un tel «présent», où si, malgré tout, il l’accepte, il l’aurait remis aux autorités juives compétentes visant la mémoire de la Shoah.
Les critiques de l’éthique des vertus objectent qu’elle est vague et n’offre aucun guide quant à ce que nous devrions faire dans des situations particulières et urgentes. Aristote n'a de cesse de répéter que les situations de la vie où nous nous retrouvons sont si variées et différentes qu’aucun règle générale ou principe ne peut spécifier ce qu’il faut faire dans chaque cas. Certes, on peut toujours formuler des règles simples telles que «Soyez courageux!» ou «Soyez justes!». Ces règles sont toutefois d’une telle généralité qu’elles ne sont franchement d’aucun secours. Ce serait le grand défaut de l’éthique des vertus. Mais ce défaut est aussi celui des grandes éthiques modernes, le déontologisme et le conséquentialisme. Le problème vient de ce que l’on croit qu'en formulant des règles stipulant ce qui est bien, on résoudra toutes les difficultés qui se présenteront. Malheureusement, c'est une illusion.
On peut connaître ce qui est bien - ou le bien -, mais c’est une toute autre histoire que de savoir le mettre en pratique dans des circonstances et des contextes particuliers, avec des personnes déterminées, au moment qu’il convient, etc. L’un des problèmes, à cet égard, est celui posé par ce qu’on appelle la faiblesse de la volonté (akrasia): je puis savoir - comme Socrate et Platon le soutenaient - ce qui est bien, mais je suis souvent incapable de le mettre en pratique. Saint Paul, dans l’Épître aux Romains (7, 15-21), exprime ainsi la difficulté: «Ce que je veux, je ne le fais pas ; ce que je ne veux pas, je le fais.». Pour Aristote, la connaissance du bien est donc intimement liée à la volonté, ce que n’aurait pas compris ses illustres devanciers, Socrate et Platon. Sans le nommer, Aristote rejette en ces termes la conception de l’éthique de son maître qui prévalait à l’Académie :
On a donc bien raison de dire que c’est à force d’exécuter ce qui est juste qu’on devient juste et à force d’exécuter ce qui est tempérant qu’on devient tempérant. Et sans agir de la sorte, nul n’a la moindre chance de devenir bon.Mais voilà! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin, mais ne font rien. (Éthique à Nicomaque, Livre II 1105b7-18.)
C’est pourquoi Aristote fut conduit à définir le bien comme inextricablement lié à la vertu. Les platoniciens peuvent bien croire que l’Idée du Bien existe indépendamment des hommes, dans le Monde Intelligible. L’homme aux abat-jours peut parfaitement connaître le Bien en soi, mais cela ne fait en rien de lui un homme bon.