Dans un récent billet sur Envie d’Entreprendre, Andrée Fraiderik-Vertino évoque le statut d’intrapreneur, et sa faible reconnaissance : les intrapreneurs sont-ils des sous-entrepreneurs ?
J’ai expérimenté les loupés, les échecs, les petits ou gros obstacles, de l’intrapreneuriat, et je suis toujours frappée de voir qu’en raison précisément de ces différences avec un véritable entrepreneur, ce n’est pas toujours perçu ainsi de l’extérieur, et ces risques absolument pas compris comme tels : pourquoi ? Quelles sont les différences et les points communs entre entrepreneurs et intrapreneurs, et les spécificités de l’intrapreneuriat ?
Intrapreneur = mère porteuse
C’est la définition qui m’en est le plus souvent venue à l’esprit. Nous savons tous combien d’entrepreneurs peuvent être attachés à leur projet, leur entreprise, qu’ils ont conçue et vue grandir comme leur propre enfant. Or être intrapreneur, c’est, aussi, avoir conçu un bébé et avoir assumé en parent tous les stades de la grossesse jusqu’aux premiers pas.
Enceinte, vous aurez gardé le sourire en dépit des malaises, nausées,mal de dos et autres petits soucis. Vous avez aussi rivalisé d’inventivité, d’astuces et d’efforts pour réussir, avec très peu de moyens et dans une maison peu propice à accueillir un bébé (en travaux,sans chauffage …) à fabriquer un nid douillet, voire une chambre de rêve remplie (presque) des mêmes jouets, doudous et autres fioritures que celle d’un héritier d’empire.
Les longues heures de contractions et l’accouchement, l’épisio et le reste : un détail. Les nuits blanches, à chaque maladie, chaque dent percée, aux premiers cauchemars, vous les avez assumées : normal, ça fait partie de la mission.
Vous avez aussi surpassé les peurs, le stress, les angoisses, les départs en urgence à l’hôpital, les pleurs désespérés qui ne passent pas, les 40°C en pleine nuit et les grosses chutes qui font d’énormes frayeurs. Et déployé des trésors d’imagination et de patience pour luienseigner à sourire, à marcher, à tenir un crayon, à rouler sur un vélo à roulettes, et à découvrir notre monde et ses règles complexes.
Et à force d’efforts, vient le jour où le bébé commence à marcher tout seul, voire même à parler. Il a un an, 18 mois, ou 2 ans…Et il devient évident maintenant qu’il n’est plus juste une image dans votre tête, mais un petit enfant, qui va continuer à grandir. Il suscite donc aussi bien plus l’intérêt de son entourage.
Abandonner « son bébé »
C’est ici qu’il se peut que commencent les difficultés. Car ce bébé désormais, ce n’est plus (et même n’a jamais été, quand bien même vous aurait-on juré le contraire
Il est en tout premier lieu celui de ses parents « légaux » : ceux administratifs, ceux qui l’avaient déjà pré-adopté (et accessoirement « payé », même si l’on entend bien que pour les mères porteuses, il s’agit ici de prise en charge des frais, et non « d’achat ») avant même qu’il ne soit conçu : les dirigeants de l’entreprise, les vrais entrepreneurs.
Il est aussi, en second lieu, celui de tous les autres intervenants qui, chacun pour leur propre rôle (métier), vont désormais s’occuper de lui : la nounou, le médecin, le moniteur du club bébés-nageurs, la maîtresse d’école, etc.
Et durant la grossesse et les premiers mois de bébé, en tant qu’intrapreneur, vous avez fait en sorte que chacun d’eux entre dans son rôle, progressivement : vous avez partagé votre vision, plutôt 10 fois qu’une, et tout votre savoir de mère : vous avez prodigué sans compter conseils, informations, explications. Si tout se passe bien et si vous avez bien fait les choses, chacun va donc parfaitement prendre sa place…
Or n’étant vous-même ni le parent légal, mais ni non plus l’infirmière ou la nounou, mais à la fois un peu tout et rien de tout cela : quelle est votre place ?
Contrairement à un entrepreneur, il est possible qu’à dater de ce jour, vous n’en ayez plus aucune.
Souvent, on vous en gardera une. De consolation : infirmière, à moins que vous ne préfériez baby-sitter ? Or il faut réaliser que pour passer toutes ces étapes, pour ce bébé, vous avez sacrifié beaucoup de choses, d’implication, de temps, d’énergie et d’efforts. Vous aviez une vision, des projets pour lui, l’avez aimé comme votre enfant et avez agi en parent responsable.
Intrapreneur, le salarié que vous étiez, êtes, et restez, rencontre alors des situations drôles, cocasses, souvent absurdes, quelquefois infantilisantes. Quand, baby-sitter, l’on vous définit, par exemple, la façon de faire chauffer son biberon… alors même que c’est vous qui l’avez élevé jusqu’ici, ce bébé-là, et avez patiemment expliqué à chacun qu’il se portait mieux en se nourrissant de telle marque de lait, et à quelle température il préférait consommer le sien !
A qui appartient l’enfant ? Les effets pervers de la déshumanisation de la gestation pour autrui.
Dans « L’enfant des nuages », roman de Valérie Gans sur la GPA (gestation pour autrui) la mère dite « d’intention » (celle qui n’a pas porté l’enfant), a ces mots : « C’est moi la vraie mère, ce sont mes ovocytes. »
En France pourtant, ce raisonnement ne tiendrait pas règlementairement. Car un enfant n’a qu’une mère : celle qui l’a porté. C’est dire toute la complexité de la chose.
L’intrapreneuriat peut poser les mêmes types de dilemmes, car il conduit précisément à discuter une question pourtant sans doute à jamais sans réponse : qui possède l’attribut de maternité ? Le volet matériel (financier, ovocytaire…) en est-il le seul facteur déterminant ?
Mère porteuse… mais mère quand même !
Contrairement aux croyances, il ne s’agit souvent nullement pour une mère porteuse de faire un bébé pour le vendre. Dans les pays règlementant la pratique, elle est surtout le fait de femmes qui ont côtoyé des personnes en mal d’enfant, et ayant des grossesses faciles et aimant être enceinte, y trouvent un moyen d’aider autrui, avec qui elles gardent souvent un lien privilégié.
Ni don humaniste, mais ni non plus marchandisation honteuse du corps et de la vie, la GPA est donc (au delà de contextes extrêmes ou clandestins) plutôt un intérêt partagé répondant à des motivations fort complexes : la satisfaction d’une recherche, de goûts et de besoins personnels, inscrits dans une volonté d’agir au nom d’une éthique collective ou de l’intérêt d’autrui.
La difficulté est donc moins celle de l’acte lui-même, que de devoir recevoir les pierres que l’on a tôt fait de vous jeter par incompréhension totale de ces motivations.
Cela va du déni total de toute maternité (« ce n’étaient pas vos ovocytes »), au reproche de ressentis personnels (Déshumaniser, et hypocritement ne pas appeler « mère », mais « gestatrice » une « mère porteuse », rendrait-il l’acte plus éthiquement acceptable ?). En passant par les accusations de trop se comporter en mère (et non en simple spectateur ?) ou à l’inverse celles d’agir pour des seules raisons mercantiles.
L’acte en réalité répond à un intérêt que sa morale ou sa culture ont placé à un niveau assez élevé pour le rendre humainement acceptable : c’est donner la vie (mettre un enfant au monde) contre donner la vie (confier celle d’un enfant à un proche qui ne peut en avoir). Le peu de cas fait de cette complexité, me paraît donc souvent bien plus dommageable que le fait lui-même.
Il en va de même en matière d’intrapreneuriat, où déni de contribution déterminante à la gestation, déshumanisation de l’action, voire reproches d’intérêt mercantile à l’égard d’actes pourtant en partie conduits par des motifs d’un autre ordre, ont tôt fait de décourager les plus motivés. Or ces différents éléments de reconnaissance sont des facteurs souvent plus importants que l’argent.
Le métier d’intrapreneur : « Touche-à-tout, rien vraiment ».
D’autant que, contrairement à un cliché tenace qui voudrait que l’agilité soit une qualité attendue de tout salarié, sortir de sa zone de confort, en entreprise, agir au contraire de l’esprit habituel salarial, jouer la sur-polyvalence et la gestion de changement en mode « start-up » pour concevoir et faire grandir bébé, est en réalité un risque, et un risque significatif.
Car de l’exhortation stratégique et des déclarations d’intention, à la réalité culturelle d’entreprise et aux modes effectifs de management et de GRH, il existe en général un décalage majeur : si bien que les modes de pensée et d’action entrepreneuriaux constituent en réalité à eux seuls une sortie de route pour un salarié.
Professionnellement, être intrapreneur c’est, notamment, renoncer à être la nounou, le médecin, ou l’infirmière. Tous métiers dont l’expertise et les compétences se définissent et se monnaient aisément au travers de petites cases, sur le marché de l’emploi. C’est être un peu tout ça à la fois, mais rien spécifiquement. Le contexte de développement d’un projet, celui où vous alternez les casquettes de comptable, marketeur, ingénieur, RP, commercial, juriste, graphiste, et j’en oublie, vous éloigne, vu du dehors, de toute chance de vous voir reconnaître la capacité pour chacune d’entre elles prise séparément, à œuvrer dans des cadres normatifs élaborés, des process structurés, le respect de chartes de qualité, etc..
Mais ce n’est, pas non plus pouvoir prétendre aux qualités habituellement reconnues à un entrepreneur. Qui lui, s’est, à l’évidence de tous, démené et serré la ceinture pour son projet. Parce que lui, c’étaient ses ovocytes.
Or combien avez-vous déjà vu d’offres « recrute intrapreneur » sur les sites d’emploi ? Autant que pour des mères porteuses. (Ne parlons pas de ceux qui n’auront pas eu la chance de pouvoir mener la grossesse à terme : la France a cette particularité de n’avoir aucune culture d’acceptation de l’échec, et de ses néanmoins nombreux enseignements)
La spécificité salariale de l’intrapreneur
Un point commun : l’esprit d’entreprise
L’entrepreneur et l’intrapreneur ont cela de commun qu’ils œuvrent dans une même dynamique d’innovation, possèdent cette aptitude à avoir une vision et savoir la mettre en œuvre, à la fois par un investissement personnel très fort (entendu au sens large, notamment en temps et en implication, et non exclusivement financier), l’inventivité pour dénicher les ressources et mener toutes les actions nécessaires, et la force de conviction pour faire partager et susciter l’adhésion à leur vision.
Intrapreneuriat : un accès facilité aux ressources
Mais l’entrepreneur est confronté à des pressions externes très fortes. Celles du marché (encore que celles-ci existent aussi en matière d’intrapreneuriat). Celle de l’isolement, qu’il doit être capable de contrebalancer par la constitution d’un réseau. Et celles financières, permanentes, où il engage ses propres biens.
Un intrapreneur lui, bénéficie d’un véritable confort d’accès à ces ressources, et c’est tout particulièrement significatif, par exemple, là où cela lui épargne en général d’avoir à se soucier, sinon des coûts et financements, mais au moins de sa trésorerie, problématique en général mutualisée dans l’organisation.
Pour autant, ce serait une erreur d’en conclure que l’intrapreneur ne subit aucune spécificité ou contrainte, alors qu’il doit mettre en œuvre des modes d’action entrepreneuriaux là où sont attendus des modes d’action salariaux. C’est à des pressions internes fortes que l’intrapreneur est lui, soumis.
Intraprendre : entreprendre de l’intérieur. L’art de (ré)concilier « organisation » et « innovation ».
« Abrité » au sein de l’organisation, il en tire partie (ses ressources, etc.), mais il doit en gérer les forces, là où l’entrepreneur les contrôle et les initie.
La dynamique entrepreneuriale, génératrice de chaos et désordre créateurs, doit parvenir à s’acclimater dans un système déjà fortement structuré, s’accommoder de forces culturelles et procédurales dont le but-même est de produire routinisation, uniformisation, réduction d’incertitude, homogénéisation, étant donné qu’elles sont, par ailleurs, les ciments nécessaires de toute organisation. Mais des freins évidemment énormes au développement de toute incertitude ou nouveauté.
Non autonome, l’intrapreneur doit donc quotidiennement jongler entre sa vision et les besoins et actions requis pour la mettre en œuvre, et l’alignement à conserver comme salarié avec la ligne stratégique et hiérarchique de l’entreprise.
Il doit aussi interagir avec l’environnement ambiant, culturel, le contexte organisationnel : le conservatisme, les jeux de pouvoir, les tendances à l’intégration et la digestion complète de son projet par extension des territoires des autres opérationnels, et plus généralement avec tout le système interne.
Là où l’entrepreneur doit vendre son projet en externe (clients,actionnaires, etc.) et en tenir la défense notamment face à la concurrence, l’intrapreneur doit aussi parvenir à le vendre, puis à le maintenir, en interne. Or si le « terrain » ou la légitimité de l’entrepreneur restent quasi-inattaquables de l’intérieur, ce n’est en revanche pas le cas pour l’intrapreneur, soumis à un grand nombre de pressions latérales et organisationnelles.
Baignant dans la culture historique d’entreprise, même s’il parvient à l’imprégner, un intrapreneur restera aussi toujours bien plus limité à transposer son propre système de valeurs à un projet, que ne le peut un entrepreneur.
Enfin, d’un point de vue rémunération, l’entrepreneur, souvent actionnaire, assume des risques globaux majeurs : il s’engage personnellement, professionnellement et financièrement, et peut espérer tirer profit à terme du succès de son projet. L’intrapreneur, salarié, ne s’expose aucunement financièrement. En revanche ses propres risques sont professionnels en cas d’échec, ainsi que l’absence de toutes garanties formelles du bénéfice personnel espéré en cas de succès (professionnel ou financier, à la réserve près des systèmes de rémunération, de participation ou de carrière adaptés, telles les stocks options)
Des pistes vers une reconnaissance de l’intrapreneuriat ?
L’intrapreneur n’est donc pas juste un « sous-entrepreneur », mais plutôt sont-ils l’un et l’autre tout simplement soumis à des contraintes et contextes différents, dont les spécificités par rapport au contexte salarial classique n’en restent pas moins indéniables, dans l’un ou l’autre cas.
On voit que l’un des premiers enjeux ici serait donc de ramener le risque intrapreneurial à des dimensions acceptables, du moins identifiées et connues, en ne créant pas des disproportions frisant parfois l’absurde entre l’ampleur des actions réalisées et la façon dont elles peuvent être perçues dans des cadres d’analyse externes qui, déjà peu adaptés aux entrepreneurs eux-mêmes, le sont parfois moins encore aux intrapreneurs.
Une reconnaissance des aptitudes entrepreneuriales, qui pour l’instant n’existe pas dans l’immense majorité des organisations et instances de formation ou d’emploi, servirait sans doute les uns, comme les autres. Même si l’on constate que nombre de grands groupes, dont la dépendance vitale à l’innovation est toujours plus évidente, se sont essayés depuis une quinzaine d’années à expérimenter des dispositifs d’acclimatement à l’entrepreneuriat interne, dont le but est d’être des terreaux d’initiatives.
La gestion des »personnalités intrapreneuriales » y passerait donc tout à la fois par une meilleure capacité à comprendre et gérer ce ressenti à l’égard des projets développés, évitant notamment le risque d’un déni ultérieur de tout rôle déterminant lié à la non implication financière directe, et par une meilleure prise de conscience et reconnaissance de ces risques assumés, en particulier en termes de gestion des forces organisationnelles en présence, et d’exposition de leur réputation personnelle et crédibilité professionnelle.
D’un point de vue RH, si elles veulent parvenir à susciter des comportements innovants et un esprit entrepreneurial de leur salariés, les entreprises ont donc tout intérêt à agir sur la compréhension de ce rôle de « mère porteuse », en favorisant l’autonomie nécessaire, mais aussi en mettant en œuvre des systèmes de gestion de carrière et de récompense appropriés, et en agissant sur la compréhension, la maîtrise et la tolérance aux risques induits.
Lectures
« Carrefourdes Intrapreneurs », blog de V. Bouchard, Ph.D., professeur demanagement stratégique à l’EM Lyon Business School.
Blog NetPME : l’intrapreneuriat, comment le stimuler ?
La dynamique entrepreneuriale dans les grands groupes (Gilles Pélisson, 2004)