Poésie du samedi, 13 (nouvelle série)
Georges Haldas est mort. Seule la presse helvétique semble avoir salué sa disparition, à l’exception de La Croix en France française. Mais quelle idée aussi de tourner la page définitive en pleine saison des prix littéraires ! Rien dans Le Monde, notamment, et rien entendu non plus sur France-Culture. Haldas est pourtant le contraire d’un auteur régionaliste, même s’il écrivait dans un café du Boulevard des Philosophes à Genève. Ancré dans cette Suisse cosmopolite, ce fils d’un Grec de Céphalonie se tenait à l’écoute du monde, attentif observateur de l’humanité des hommes partout où il y en a, jusque sur un terrain de football. Inclassable mais universel, il poursuivait à travers ses chroniques et ses poèmes une quête spirituelle à l’écart autant des dogmes religieux que de la philosophie dont il lui est arrivé de dire qu’elle est « un hôpital pour poète malade » !
Georges Haldas était fondamentalement poète, et en pleine vigueur poétique. Sans doute pas la meilleure carte de visite pour le Nobel qui préfère souvent récompenser d’aimables prosateurs littéraires. Haldas est à mon avis l’un des ratages les plus monumentaux du jury Nobel avec Miguel Torga, lui aussi diariste assidu et inlassable observateur des grandeurs et petitesses du genre humain. Il restera pour moi l’un de ces auteurs essentiels que j’aurais aimé rencontrer et dont l’œuvre abondante est encore un vaste continent à découvrir (publiée en quasi-totalité à l’Age d’homme). J’avais déjà consacré deux chroniques à Haldas : Un grain de blé dans l’eau profonde et Époque heureuse.Je propose à présent deux extraits d’un petit livre d’entretiens drôlement intitulé l’échec fertile. Il y a comme un oxymore dans ce titre, pour dire sans doute la finitude de notre condition humaine, son inachèvement et donc sa mise en échec permanente : qui peut prétendre se réaliser ou s’achever pleinement ? Mais en même temps, la fertilité serait cette capacité consubstantielle à la vie qui est de créer, de dépasser cette condition, de tisser du lien aussi avec les autres ou l’Autre… Ainsi on atteindrait l’État de poésie et peut-être même la Source, deux concepts clés chez Haldas et autant de « réalités » qui relèvent de l’ineffable. Mais il est toujours permis d’essayer de traduire en mots…
Vers l’État de poésie
Les mystiques disent de faire le vide en soi pour mieux recevoir Dieu et de se détacher du sensible, des créatures, pour accéder à la relation ultime, à la Source. Pour moi, c’est l’inverse :je m’enracine dans le sensible pour faire, là-aussi, le chemin de la racine à la fleur. Pour les mystiques, la fin est le silence, bien qu’Eckhart ait beaucoup parlé ! (…) C’est vrai que dans la vie contemplative les moines et les moniales vivent dans le silence ; et toute leur expérience tend à un silence de relation à la Source qui se traduit par des prières et par des actes de compassion envers autrui.
Pour moi, il s’agit de dire, à partir du sensible, ce que je ressens pour en arriver peu à peu à l’ineffable. Je suis donc pris entre l’enracinement dans les choses sensibles et une aspiration à l’au-delà du sensible. Je fais constamment ce voyage. S’il est vrai que dans la Cène, le Christ prend le pain et le vin, qui deviennent chair et sang, lesquels à leur tour deviennent esprit, donc relation à tous et à Dieu d’abord, c’est aussi un voyage. Le voyage essentiel. Remarquez, en passant, que le Christ dit : le pain et le vin ; il ne dit pas : le blé et la vigne. Le pain est la nature travaillée par l’homme, l’homme étant enraciné dans la nature d’où il a surgi, et toute la nature est en lui. Dans l’État de Poésie, on part aussi du sensible pour accéder – par la parole- à l’au-delà du sensible. C’est aussi une transfiguration. On part de la sensation, pour arriver, à travers la zone affective, à la pensée. A la conscience. Chaque parole poétique, en ce sens, refait l’histoire du monde et de l’Homme.
C’est en ce sens que la parole poétique est une parole de vie. Une parole globale dans laquelle tout l’être s’investit. Et non pas par son intellect seulement, ni seulement son affectivité, non plus que sa sensation seulement. Car elle est en effet une en son processus de transfiguration. (…)
Quand je dis le « oui » primordial à la vie, pour pouvoir parler, comme pour pouvoir aimer, c’est une adhésion inconditionnelle à ce qu’il y a de bénéfique, de fécond et d’heureux dans la vie. Ce oui est une cellule mère qui porte en elle le sentiment obscur, avant la réflexion, que la vie est un bien inappréciable, la condition même d’être. Si la vie n’était pas un bien absolu que signifierait, dans certaines circonstances, donner sa vie ! On donnerait alors des cacahuètes !
C’est bien pour cela que je trouve si émouvante la phrase de Bernanos disant « J’ai aimé le doux royaume de la terre, plus que je n’ai jamais osé le dire ». Eh bien, moi, je le dis ! J’ai aimé et j’aime encore et plus que jamais ce « doux royaume de la terre » et j’ose le dire ! Car si je n’aimais pas la terre, profondément, je n’aimerais pas le ciel. Si je n’aime pas les hommes, je ne peux pas aimer Dieu.
La Source
Aujourd’hui auriez-vous foi en une idéologie politique ?
Aucunement. Et d’abord parce que mortes sont les idéologies politiques. Il n’y a plus aujourd’hui qu’une dictature de l’économique, une sorte de fascisme gestionnaire, financier, technocratique et surtout anonyme. Qui laisse les gens sans défense. Je ne peux donc pas, étant donné ce que j’ai dit de la destinée des êtres, promis à l’éternité et où l’essentiel est la relation à la Source, je ne saurais croire à une idéologie quelconque, ni scientifique, ni sociale, ni politique. C’est la personne qui reste, pour moi, la grande priorité. Car elle seule est confrontée à la mort ; comme elle seule est reliée à la Source. Je ne nie pas la science, bien sûr, mais je ne peux pas lui accorder une confiance absolue, alors que j’ai une confiance absolue, en prenant tous les risques, en cette Source unique de laquelle nous sommes issus. Et qui est notre patrie première. Car notre patrie première, c’est la Source commune d’où nous dérivons et où nous serons un jour réintégrés. Au paradis perdu, correspond un paradis retrouvé.
Pensez-vous que nous avons été intégrés à cette Source avant l’espace-temps, c’est-à-dire que l’âme préexisterait à l’espace-temps ?
C’est la question que je me pose ! Il y a des paroles qui me troublent, celle de Jérémie (1,5) : « Je t’ai connu avant que le ventre de ta mère ne t’ait conçu. » ou celle du Christ : « Avant qu’Abraham fût, Je Suis. »(Jean, 8,58)
Autre exemple touchant l’expérience poétique. Si, sous le choc d’une émotion poétique, je sens monter la nécessité de la dire, le poème est en moi avant d’exister sur la page. C’est une analogie qui me fait penser que nous pouvons être avant d’exister. Le poème est dans le non spatio-temporel – l’émotion fulgurante- d’où il descend dans le spatio-temporel. La réalité ultime, échappant à l’espace et au temps, est elle-même fulgurance, fontaine de jouvence au renouvellement inouï, d’où l’espace-temps est exclu. Et avec une capacité de régénération non moins fulgurante qui n’a nul besoin de temps pour changer ou inverser la nature des choses. Le pardon par exemple. Quand le malfrat, sur sa croix, dit à son compère, crucifié lui-aussi : « Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes, mais lui n’a rien fait de mal ». Puis, ayant ce mot magnifique à l’adresse du Christ : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton Royaume ». A quoi le Christ lui répond : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui même tu seras avec moi dans le Paradis ». Il ne lui demande pas de faire trente-six Ave et actes de contritions. C’est immédiatement, d’un seul coup qu’il lui pardonne. Cela aussi me fait penser que le fond de notre être relève du non espace-temps. Et quand je parle de fulgurance, c’est faux, car la foudre c’est encore l’espace et le temps. Nous n’avons pas de mot pour exprimer la graine d’éternité vivante en nous ».
Georges HALDAS (Genève, 14 août 1917 – Mont-sur-Lausanne, 24 octobre 2010), L’échec fertile, entretiens avec Claire Bourgeois, éditions de l’Aube 1996.