Il est de ces écrivains qui étendent à petit bruit leur cercle d’estime par la seule constance de l’oeuvre. Eux se tiennent à l’écart, les livres cheminent tout seuls. Chritian Bobin avait déjà publié une quinzaine d’ouvrages, quand il rencontre le grand public avec Une Petite robe de fête et surtout Le Très-Bas en 1992. Mais le renom ne change pas sa vie, celle d’un artisan de la parole comptée. Deux titres peuvent définir l’inspiration de cette sorte de moine laïc : Souveraineté du vide et L’Enchantement simple. L’oeuvre de Bobin ? Une partition de “l’éloge du rien”, une variation sur la grandeur du petit, la résonnance du silencieux, l’éblouissement de l’inaperçu. Quelle voix étrange dans nos temps de fureur et d’esbroufe ! Mais Bobin le doux est aussi capable de colère au spectacle de ce qui affame en prétendant nourrir. A ce titre, trouverons-nous trop sévère sa condamnation de la télévision ?
Arion
Elle est sale. Même propre elle est sale. Elle règne partout. Elle est comme une reine grasse et sale qui n’aurait plus rien à gouverner, ayant tout envahi, ayant tout contaminé de sa saleté foncière. Personne ne lui résiste. Elle règne en vertu d’une attirance éternelle vers le bas, vers le noir du temps. Son travail, c’est de salir la douleur qui lui est confiée et tout agglomérer -l’enfance et le malheur, la beauté et le rire, l’intelligence et l’argent- dans un seul bloc vitré gluant. On appelle ça une fenêtre sur le monde. Mais c’est, plus qu’une fenêtre, le monde en son bloc, le monde dans sa lumière pouilleuse de monde, les détritus du monde versés à chaque seconde sur la moquette du salon. Bien sûr, on peut fouiller. On trouve parfois, surtout dans les petites heures de la nuit, des paroles neuves, des visages frais. Dans les décharges, on met la main sur des trésors. Mais cela ne sert à rien de trier, les poubelles arrivent trop vite, ceux qui les manient sont trop rapides. Ils font pitié, ces gens. Les journalistes de télévision font pitié avec leur manque parfait d’intelligence et de coeur -cette maladie du temps qu’ils ont héritée du monde des affaires : parlez-moi de Dieu et de votre mère, vous avez une minute et vingt-sept secondes pour répondre à ma question. Un ami à vous, un philosophe, passe un jour là-dedans, dans la vitrine souillée d’images. On lui demande de venir pour parler de l’amour, et parce qu’on a peur d’une parole qui pourrait prendre son temps, peur qu’il n’arrive quelque chose, parce qu’il faut à tout prix qu’il ne se passe rien que de confus et de désespérant, on invite également vingt personnes, spécialistes de ceci, expertes en cela, vingt personnes soit trois minutes la personne. La vulgarité, on dit aux enfants qu’elle est dans les mots. La vraie vulgarité de ce monde est dans le temps, dans l’incapacité de dépenser le temps autrement que comme des sous, vite, vite, aller d’une catastrophe aux chiffres du tiercé, vite glisser sur des tonnes d’argent et d’inintelligence profonde de la vie, de ce qu’est la vie dans sa magie souffrante, vite aller à l’heure suivante et que surtout rien n’arrive, aucune parole juste, aucun étonnement pur. Et votre ami, après l’émission, il s’inquiète un peu, quand même, pourquoi cette haine de la pensée, cette manie de tout hacher menu, et la réalisatrice lui fait cette réponse magnifique : je suis d’accord avec vous mais il vaut mieux que je sois là, si d’autres étaient à ma place, ce serait pire. Cette parole vous fait penser aux dignitaires de l’Etat français durant la Seconde Guerre mondiale : il fallait bien prendre en charge la déportation des Juifs de France, cela nous a permis d’en sauver quelques-uns. Même abjection, même collaboration aux forces du monde qui ruinent le monde. La télévision, contrairement à ce qu’elle dit d’elle-même, ne donne aucune nouvelle du monde. La télévision, c’est le monde qui s’effondre sur le monde.
Christian Bobin, L’Inespérée , 1994