INTOX
C'est fou ce qu'on peut parler des centenaires, en ce moment. Alors que le mouvement de lutte contre la réforme des retraites s'éteint, sans pour autant que le projet gouvernemental ait rencontré l’adhésion de l’opinion, la majorité a remis une couche de com', avec un argument massue: la France de demain sera peuplée de centenaires, et peut donc bien accepter un rallongement de deux ans de l'âge de départ à la retraite.
Depuis quelques semaines, les membres de l'exécutif recrachent donc en boucle cet élément de langage... avec des statistiques plus ou moins sérieuses. Le 29 octobre sur BFM TV, Luc Chatel a sagement repris sur une toute fraîche étude de l'INSEE selon laquelle le nombre de centenaires en France pourrait être de 200.000 en 2060.
Mais d'autres ont livré des statistiques plus originales... Le 25 octobre, sur France 2, Christian Estrosi, ministre de l'industrie, déclarait ainsi, devant les yeux ébahis de François Chérèque et Bernard Thibault : «En 2030, c'est simple, nous aurons une espérance de vie de près de 100 ans».
Nicolas Sarkozy aussi s'est mis à voir des futurs centenaires partout. A deux reprises, à chaque fois lors de tables rondes (les 21 octobre et 4 novembre), le Président a énoncé une formule choc : «Il y a un lycéen sur deux d'aujourd'hui qui deviendra centenaire. Est ce que c'est raisonnable de vouloir les mobiliser pour la retraite à 60 ans? Moi je pense que le moyen de respecter les gens c'est de leur dire la vérité».
Quelques jours plus tôt, Le 20 octobre, sur BFM TV, Nadine Morano s'était également laissée aller à une touchante confession doublée d'une optimiste prédiction: «Il y a quelques jours est né un bébé qui s'appelle Axel, c'est mon petit neveu. Pourquoi je vous fais partager ce bonheur familial? C'est beau un bébé et je l'embrasse tendrement. Il y en a 821000 qui sont nés l'an passé. Je vous dit ça parce que tous les bébés qui naissent ont toutes les chances de vivre 100 ans».
DESINTOX
Commençons par Nadine Morano, seulement sauvée du Désintox par le flou de son propos, et l'impossibilité de traduire en chiffres sa syntaxe hasardeuse: «Tous les enfants nés ont toutes les chances d'atteindre cent ans». Ni vrai, ni faux : cela ne veut rien dire.
Poursuivons avec Christian Estrosi et sa prophétie : «En 2030, c'est simple, nous aurons une espérance de vie de près de 100 ans». C'est effectivement très simple : c'est totalement faux. Aucune étude n'évoque de telles longévités à si court terme. Eurostat estime dans une étude publiée en mars dernier que l’espérance de vie à la naissance sera en France et en 2030 de 81 ans pour les hommes et 87 pour les femmes. La dernière étude de l'INSEE, qui porte sur des projections à horizon 2060, demeure encore loin de ces chiffres. A cette date, estime l'institut statistique, l'espérance de vie des femmes sera de 91 ans, celle de hommes de 86 ans. L'affirmation d'Estrosi est donc une pure et simple fantaisie.
Venons-en enfin à Nicolas Sarkozy, et à son propos selon lequel un lycéen sur deux finira centenaire. Le Président reprend là un lieu commun politico-médiatique qui ressort épisodiquement depuis dix ans, et selon lequel un enfant sur deux né en 2000 deviendrait centenaire. Xavier Darcos, du temps où il était ministre du Travail et croyait devoir mener la réforme des retraites (avant d'être remplacé par Eric Woerth), en avait fait une de ses formules favorites. Le 16 juin 2009, il affirmait par exemple : «Ce que nous savons, c'est qu'un enfant né au début du XXIe siècle a une chance sur deux d'être centenaire». Sarkozy reprend donc l'idée, en la déformant un peu à sa convenance : histoire de coller à l'actualité sociale, il évoque les lycéens (et non plus les enfants nés en 2000).
Selon Jean-Marie Robine, chercheur à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), cette «croyance», désormais bien enracinée, trouve son origine dans un malentendu. En 2001, lors d'un congrès médical sur l'allongement de la vie, Jean-Marie Robine, qui vient alors de publier un ouvrage sur les centenaires, évoque certains travaux démographiques basé sur le postulat que l'espérance de vie va continuer à augmenter dans le futur au même rythme que par le passé. C'est par exemple l'hypothèse que formule le démographe américain Vaupel (lire cette interview de Vaupel présentant sa théorie), selon lequel l'espérance de vie des populations progresse de manière linéaire d'un trimestre par an depuis 160 ans. Et qui projette que cette courbe linéaire pourrait amener à une espérance de vie à 100 ans en 2060.
Evoquant ce type de projections, Robine est ainsi cité dans Le Parisien du 15 mars 2001 affirmant : «C'est en fonction de ces critères que l'on arrive à la conclusion qu'un enfant sur deux qui naît actuellement sera centenaire». Le quotidien fait de cette affirmation le titre de l'article : «Votre bébé a une chance sur deux d'être centenaire».
Le coup est parti. Au grand regret de Jean-Marie Robine. «C'est une phrase malheureuse, prononcée devant quelques journalistes... J'ai bien tenté de rectifier. D'abord en précisant que si ce type d'affirmation était plausible, ce ne pouvait concerner que les filles, étant donner les fortes différences qui existent encore en terme de mortalité entre les hommes et les femmes. Mais même en spécifiant qu'on parle des filles, on ne peut évidemment affirmer qu'une sur deux née en 2000 sera centenaire comme si c'était une vérité. C'est un pari. Une hypothèse parmi bien d'autres». Mais une hypothèse qui a fait son chemin, jusqu'à être assénée comme une évidence par le Président.
Sarkozy aurait tout aussi bien pu reprendre les travaux, nettement moins optimistes, du biodémographe S. Jay Olshansky (qui affirme au contraire de Vaupel que l'espérance de vie va s'infléchir, jusqu'à regresser aux Etats-Unis, notamment du fait de la prévalence de l'obésité), ou bien les chiffres de l'Ined (Institut national d'études démographiques). Dans une fiche de synthèse sur la question des centenaires en France (datant de 2008), on lit : «Dans l'hypothèse d'une poursuite régulière de la baisse de la mortalité, 11 % des enfants nés en 2000 pourraient devenir centenaires (16 % des filles et 4 % des garçons)». «On est assez loin de la moitié», affirme France Meslé, directrice de recherche à l'Ined : «On peut penser que la moitié des Français nés en 2000 atteindront les 90 ou 92 ans. Il me semble exagéré d'aller plus loin».
L'INSEE n'a pas d'avis sur la question : et pour cause, ses statisticiens se bornent à des projections à 50 ans. «C'est déjà pas mal, assure Pascale Breuil, responsable de l'unité démographique de l'INSEE, qui insiste sur la nécessaire prudence en la matière. Nous travaillons sur un ensemble de 27 scenario. Certains experts pensent que la mortalité va continuer à baisser, d'autres estiment que la prévalence de l'obésité notamment mettra un frein à cette progression. On fait des hypothèses".
Sarkozy, lui, fait seulement de la com'.
Par CÉDRIC MATHIOT