Magazine Beaux Arts

Jean Carriès

Publié le 09 janvier 2008 par Marc Lenot

D’ordinaire, les étranges sculptures de Carriès n’occupent qu’une salle reculée du Petit Palais, et ce seulement depuis sa réouverture en 2005; n’étant plus au goût du jour, elles furent remisées en 1935 et le conservateur Raymond Escholier (homme fort polyvalent puisqu’il reçut aussi le prix Fémina et fut directeur de cabinet d’Aristide Briand) fit détruire alors la principale d’entre elles, la maquette de la Porte Monumentale pour faire de la place (oserais-je provoquer en disant que c’est bien là un effet pervers de l’inaliénabilité : un conservateur ne peut pas vendre, mais il peut détruire). Donc Jean Carriès passa de mode pendant 70 ans; il y revient, puisqu’il a aujourd’hui (jusqu’au 27 Janvier) les honneurs d’une exposition au Petit Palais. Est-ce là un effet de la popularité du Seigneur des Anneaux et du “gothique” ? Dira-t-on que la plupart de ces monstres, gargouilles, grenouillards et autres fantasmagories n’éveillent plus guère l’intérêt aujourd’hui que d’historiens d’art très compétents et enthousiastes, mais un peu hors du temps ? 

Ce serait injuste, car on trouve aussi dans le travail de Carriès une certaine modernité. Et d’abord cette commande insensée, impossible d’une Porte Monumentale pour la demeure d’une riche Américaine, héritière des machines à coudre Singer. Homosexuelle avérée, Winnaretta Singer épouse un premier prince, puis, le mariage annulé (”si vous me touchez, je vous tue” lui annonce-t-elle le soir des noces), plus tard, un autre (Polignac), tout aussi homosexuel qu’elle. Sa dot renfloue ses maris, nobles mais désargentés, elle a de beaux titres, de l’argent; Paris lui appartient. Le pauvre Carriès, travailleur perfectionniste et expérimentateur constant, a fort à faire avec elle. Ses projets grandioses de décoration de la porte en question traînent, dérapent, coûtent trop cher. Winnaretta veut lui faire un procès. Il meurt à la tâche, à 39 ans. Artiste maudit ou oeuvre impossible, c’est un beau thème; il y aurait matière à écrire une vraie saga, ce que le docte catalogue ne fait pas, rassurez-vous. On peut y voir le même ‘manque’ qu’à la Sagrada Familia, concept perpétuellement inaccompli. Quant à la porte elle-même, elle n’est hélas pas à la hauteur du feuilleton : Winnaretta en vierge triomphante au centre et des dizaines de batraciens mutants et cauchemardesques montant vers elle. “Il n’y a là rien d’apaisant” dit poliment la mécène quand il lui présente ses projets (ci-dessus aquarelle de présentation d’Eugène Grasset).

Et ses sculptures ? En voici deux exemples qui m’ont paru plus intéressants que les innombrables masques et monstres de cette exposition. Ce Christ de douleur, en plâtre patiné, se démarque par rapport à toutes les bondieuseries qu’il fait au début de sa carrière, lui qui est issu d’un milieu lyonnais ultra-catholique et a été formé chez un “magotier”. S’y mêlent influences médiévales et tendances symbolistes, qui vont se manifester dans sa série des ‘Désolés’, pauvres hères, miséreux, aveugles, mendiants. Chez eux, ce n’est pas tant l’évidente représentation de la tragédie humaine qui intéresse, mais plutôt le côté fragmentaire, incomplet de ces têtes, sans piédouche ni socle. Mais Carriès n’a pas l’audace conceptuelle d’un Rodin et de ses abattis, ce qui nous prive d’une étape suivante qui aurait été autrement plus excitante.

Mais une sculpture, et une seule à mes yeux, emporte tout dans cette exposition, dérangeant tout cet édifice somme toute assez prévisible. Carriès reçoit en 1876 la commande, par la veuve, d’un buste posthume du peintre lyonnais Eugène Allard. Ce dernier a été assassiné à Rome à 35 ans en 1864 dans son atelier par son modèle; histoire intéressante en soi, sur les rapports du peintre et du modèle, rarement vus sous cet angle, mais je n’en sais guère plus. Le buste lui-même, en plâtre, est austère et sans envergure, je vous en fais grâce. Mais Carriès réalise une deuxième sculpture, en terre cuite; est-ce un travail fait en cachette ou est-ce un témoignage de sa sympathie à madame Allard ? Cette sculpture, Le Dernier Sommeil, est dramatique, extraordinairement forte. Sur le visage du défunt, un linceul a été tiré, qui épouse les contours de la tête, mais s’en détache par endroit, se plisse sur les yeux sans regard, sur la bouche sans souffle. C’est un autre visage, une deuxième peau, déformée, bousculée, tourmentée. C’est le visage même de la mort qui est présent là, rendu visible à nos yeux. On pense au portrait de Camille Monet sur son lit de mort, enveloppée de draps bleutés, aux xylographies de l’Enfant malade de Munch où les veines du bois masquent le visage de la mourante. Pour cette tête là, je suis prêt à endurer tous les grenouillards.


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