Sacré retour de bâton pour Ken
Loach. Il avait évoqué dans sa précédente fresque historique le vent de la liberté, liberté et émancipation
qui étaient alors collectives.
Le voilà revenu dans notre "monde libre", pour aborder, en tout cas en apparence, son thème de préilection à savoir, pourparaphraser Engels, la "situation des classes laborieuses"
en Grande-Bretagne.
Mais il ne le fait pas de la même façon que dans My name is Joe ou autres Riff-raff. On est plus dans le prolongement de la réflexion entamée avec Sweet
sixteen, en ce que toute la force du film vient de ce que la question qu'il pose, celle des voies vers la liberté ne est pas posée au travers des yeux de ces ouvriers polonais ou iraniens -
quoiqu'il prenne la peine d'en personaliser plus d'un pour donner plus d'épaisseur encore à son tableau.
C'est un autre chemin, né en apparence d'une volonté d'émancipation, qu'il trace, celui d'Angie, jeune mère célibataire issue de la classe ouvrière britannique et notamment d'un
père pétri des principes de solidarité de la classe ouvrière.
Angie est licenciée par sa boîte de recrutement de main d'oeuvre étrangère parce qu'elle n'a pas supporté qu'on l'humilie comme femme, et qu'on lui mente comme salariée.
Mais (et on retrouve là le même signe des temps que l'on avait mentionné au sujet du film
d'Abdel Kechiche), pour Angie, et son amie Rose, l'émancipation n'est pas dans la lutte collective, mais dans l'installation en tant que "libre" entrepreneuse, fournissant (et sélectionnant
avec un certain plaisir revanchard) de la main d'oeuvre "libre" cherchant à s'employer, à des patrons tout aussi "libres"... de les sacquer quand l'envie leur en prend, quand ils ne mettent pas
assez de coeur à effectuer les tâches mornes et rébarbatives du travail à la chaîne.
A ce sujet, puisque le petit nicolas bonaparte entend désormais liquider toute durée légale du temps de travail en France, un des intérêts du film de Loach est de montrer à qui
l'ignorerait ce que signifie travailler sans garanties, dans le cadre de la "séparation à l'amiable", comme dirait Parisot : c'est le retour au 19ème siècle, aux journaliers sans droits, sans loi
pour les protéger, et tout particulièrement aux immigrés plus faciles encore à exploiter. Voilà la "civilisation" de Sarkozy et ses pairs!
La liberté pour Angie, et pour Rose, signifie donc (et là on est loin de la graine et le mulet) l'accumulation de ces précieux billets, à tout prix, puissance invisible
renversant les quelques barrières morales existant chez ces jeunes femmes dont leur individualisme (et leur force de travail) semble devoir venir à bout. D'ailleurs, Angie, dans son inculture,
son rapport plus que distendu avecson enfant, est-elle si différente d'une certaine Katrina dont nous fîmes
ici le portrait, lorsqu'elle sillonne Londres sur sa grosse moto, sortie tout droit 'un film de Tarantino, à la recherche de proies? Quand elle justifie son statut nouveau de prédateur au nom de
la seule loi qui demeure dans ce milieu, celle de la jungle?
Mais si Ken Loach montre ainsi habilement, en prenant deux héroïnes plutôt sympathiques au départ, à montrer à quelles extrémités mène la recherche d'une illusoire liberté
individuelle - rejoignant en ce sens l'excellente question humaine - il achève aussi son
film une intelligente mise à nu des rapports sociaux qui sous-tendent ce comportement. En effet, en faisant faire irruption à un chantage brutal, revêtu des atours qui fontles délice des séries
télévisées, cagoules, terreur, et menaces à l'appui, il offre la possibilité de transposer ces codes-là, connus de tous par le biais de l'entertainment, dans la réalité sociale : les
prises d'otages, les meurtres au travail, même, sont quotidiens, la terreur de la précarité , l'angoisse du lendemain, et la soif de vivre une existence "conforme" socialement font des ravages
bien plus terribles que les gangsters et "terroristes" estampillés réunis.
Comment rompre avec ce chantage social, organisé depuis la machine gouvernementale jusque dansles recoins les plus intimes de notre vie quotidienne? Ce ne sera pas déformer la
pensée profonde de Ken Loach, au terme de cet excellentissime film, brillant, paradoxal, vivant, dont chaque réplique a été pensée (bien que Loac n'écrive paslesdialogues de ses acteurs), que de
citer l'un de ceux qui sont sans doute encore ses références. En laissant ces mots à votre méditation :
"En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l'extérieur ; il se situe
donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite.
De même que l'homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l'homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire
quels que soient la structure de société et le mode de production. Avec son développement s'étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même
temps s'élargissent les forces productives pour les satisfaire.
En ce domaine, la seule liberté possible est que l'homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être
dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine.
Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne
peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité.
La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail."