L’émergence en Afrique d’acheteurs solvables est une réalité. Toujours plus nombreux, ils dépensent des centaines de milliards d’euros par an et attirent les multinationales de la banque, de l’alimentaire, de l’électroménager…
Patron de cybercafé à Abidjan ou cadre de bureau dans le quartier d’affaires du Plateau, chargé de clientèle dans une banque de Casa, garagiste à Dakar, commerçant à Alger, professeur dans un lycée privé à Tunis, directeur d’école primaire et agriculteur dans la petite ville camerounaise de Buea, fonctionnaire à Yaoundé… L’émergence en Afrique d’une classe moyenne, ou solvable, selon les appellations, s’ancre dans la réalité.
Qu’ils habitent dans les nouveaux immeubles de la banlieue de Taounate pour fuir l’agitation bruyante de la ville de Fès, dans le quartier Bonanjo à Douala ou dans la résidence Paillet sur les hauteurs d’Abidjan… Qu’ils se retrouvent le week-end sur la plage ivoirienne de Grand-Bassam, dans le quartier Ennasr à Tunis, ou pour faire des emplettes dans les nouveaux centres commerciaux aux galeries marchandes animées et colorées de marques occidentales (Nike, Zara, Sony, Samsung, Timberland…) du Sea Plaza de Dakar ou de Bab Ezzouar, à Alger… les Africains sont gagnés par une soif de consommation.
ls seraient plus de 35 millions en Afrique du Nord à disposer d’un revenu d’au moins 400 dollars par mois (environ 288 euros). « C’est à partir de cette somme qu’on ose franchir le seuil des grandes surfaces », relève Hassen Zargouni, directeur général du cabinet Sigma Conseil, à Tunis. En Afrique subsaharienne, la moitié de la population survit avec 1 dollar par jour et 25 % avec 2 dollars. Mais 10 % des Subsahariens dépensent quotidiennement 4 dollars et 15 % au moins 9,50 dollars. Cette dernière frange de la population a atteint 95 millions de consommateurs urbains, qui ont dépensé 327 milliards de dollars en 2010, selon les estimations de Proparco, la branche de l’Agence française de développement (AFD) qui finance les activités privées. À titre de comparaison, ils étaient seulement 27 millions en 1980. Avec un pouvoir d’achat moyen de 7 dollars par jour, ils consommaient pour 60 milliards de dollars.
« Petite prospérité »
Cette très forte poussée des consommateurs solvables se retrouve principalement dans les pays aux économies diversifiées (Afrique du Sud, Maroc, Égypte, Tunisie). « Un phénomène qui s’explique à la fois par l’explosion démographique et celle de la population urbaine. Ce qui s’est passé en Asie est en train de se produire en Afrique », souligne Luc Rigouzzo, directeur général de Proparco.
À côté de cette classe moyenne, « il y a une “petite prospérité” qui émerge », complète Dominique Darbon, professeur à l’Institut d’études politiques de Bordeaux, qui collabore à un travail de recherche panafricain sur les classes moyennes. « Ce phénomène est visible depuis deux ans seulement, poursuit-il. Ce sont des individus qui cumulent plusieurs activités, souvent dans l’informel, et qui sont parvenus à sortir de la très grande pauvreté. Ils dégagent un revenu qu’ils investissent, hors de l’alimentaire et du logement de base, dans des produits plus sophistiqués de santé, d’éducation, en carte d’abonnement d’électricité, etc. » Une classe intermédiaire de près de 300 millions de personnes, qui dépense de 2 à 9 dollars par jour.
La tendance n’a pas échappé aux multinationales dans les biens de consommation, la distribution ou la banque. Surtout que le terrain est favorable. Après deux années de crise, en 2008 et 2009, l’Afrique retrouve le rythme de croissance de 5 % du PIB par an en moyenne qu’elle a connu depuis 2000. De plus, le secteur de la téléphonie mobile a prouvé qu’avec un marketing adapté aux besoins locaux (les cartes prépayées, par exemple), un investissement peut s’avérer très rentable sur le continent.
Dans ce contexte, le géant suédois Electrolux, numéro deux mondial de l’électroménager, a annoncé, le 11 octobre, l’acquisition de l’égyptien Olympic Group pour 340 millions d’euros. Avec 11 usines, 7 300 salariés et 30 % du marché égyptien, Olympic Group est le numéro un de l’électroménager en Afrique du Nord. Et vend des réfrigérateurs, des machines à laver, des cuisinières, etc., aux ménagères du Caire et d’Alexandrie.
Nestlé, Danone, Walmart…
Même engouement dans l’alimentaire. À la tête de 26 usines et d’un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros en Afrique en 2009, Nestlé (cubes Maggi, Nescafé, eau Pure Life…) investira 1 milliard d’euros sur le continent, entre 2010 et 2013, dans la construction d’usines (Algérie, RD Congo, Nigeria, Angola…). « Le continent est en pleine transition, et une nouvelle catégorie de consommateurs émerge, avec de nouvelles préoccupations », justifie Frits Van Dijk, vice-président de Nestlé pour l’Afrique.
Son challengeur sur l’échiquier mondial, Danone, n’est pas en reste. Il quadrille déjà le continent avec 15 usines et a réalisé un chiffre d’affaires en Afrique et au Moyen-Orient de 753 millions d’euros en 2009. Présent en Algérie, le groupe français y a lancé le premier yaourt au lait frais l’an passé. Et il a créé Danone South Africa en 2010, après le rachat en décembre 2009 de 100 % du capital de Clover, le numéro un sud-africain des produits laitiers.
La grande distribution, maillon indispensable pour structurer le marché, a elle aussi mis le cap sur l’Afrique. Fin septembre, le leader mondial, l’américain Walmart, a présenté une offre pour l’achat du troisième distributeur sud-africain, Massmart (voir encadré). De son côté, le suisse Valartis Group a investi plus de 70 millions d’euros dans la construction, puis la gestion, du centre commercial et de loisirs de Bab Ezzouar, à Alger, composé d’un hypermarché et de plus de 90 boutiques de marques. Premier du genre dans le pays, il a été inauguré le 5 août. « Nous accueillons de 25 000 à 30 000 visiteurs par jour, dont 55 % à 60 % d’acheteurs. La fréquentation est bien plus élevée que ce que nous attendions. Nous répondons à une forte demande », explique Alain Rolland, l’architecte du projet.
Un moteur de croissance
« Il s’agit d’un décollage économique robuste et inscrit dans la durée », analyse Amine Tazi-Riffi, responsable Afrique du Nord du cabinet de conseil McKinsey. D’après Proparco, les consommateurs solvables seront 132 millions en 2020 et dépenseront 584 milliards de dollars par an. Ils grimperont à 243 millions de personnes en 2040, pour une population totale de 1,5 milliard d’habitants, et constitueront un marché de 1 762 milliards de dollars. La classe moyenne représentera alors 16 % de la population, contre 7 % en 1985. « Elle sera un moteur considérable de la croissance. En 2040, la classe moyenne africaine dépensera davantage que les 300 millions de Chinois urbains connectés à internet, qui consomment aujourd’hui de 1 300 à 1 400 milliards de dollars par an », compare Luc Rigouzzo.
La jeunesse de la population – un jeune actif sur cinq dans le monde sera africain en 2030 – et l’urbanisation galopante – 53 % de la population vivra en ville en 2040 – alimentent cette tendance de fond, qui s’est déjà matérialisée en Chine, en Inde ou au Mexique. Devenus citadins, les ruraux font moins d’enfants et disposent d’un budget plus important. La construction de logements sociaux dynamise le secteur du BTP et le marché de l’emploi ; les consommateurs sont plus nombreux et répartis de façon plus dense, dopant les marchés de la consommation ; les circuits logistiques et de distribution s’organisent ; les prix des produits diminuent ; les banques de détail développent leur réseau ; les capitaux augmentent ; les services (accès au crédit, par exemple) sont moins chers… Bref, la modernisation de l’économie s’accélère.
D’après McKinsey, les dépenses annuelles des ménages pèseront plus de 25 milliards de dollars dans les cinq principaux bassins de consommation du continent en 2020 (Alexandrie, Le Caire, Le Cap, Johannesburg et Lagos). Plus d’une dizaine d’autres villes (Ibadan et Kano au Nigeria, Dakar, Rabat…) dépasseront les 10 milliards de dollars. Pour que ce scénario se concrétise, l’agriculture devra nourrir les populations, la production d’énergie devra satisfaire la demande des particuliers et des entreprises, le niveau de bancarisation ainsi que les infrastructures régionales devront être à la hauteur.
L’Afrique a tout à gagner à ce que cette histoire s’écrive. Avec des villes grossies par une main-d’œuvre abondante, une classe moyenne avide de consommer et un environnement des affaires plus favorable, le continent aura les cartes en main pour réussir son industrialisation. Enfin.
Source: Jeune Afrique
Photos: R.M COMMUNICATION