Nous voici donc équipés d'un but et d'une stratégie. Sur le but, à défaut d'en avoir un immédiatement sous la main, on a au moins compris l'intérêt de consacrer un peu de son temps à réfléchir à la question, puis de s'organiser pour avancer dans la voie choisie - celle dans laquelle, en fonction de ses talents, de ses envies et, faudrait-il ajouter, des circonstances, on pourra faire une vraie différence. Et sur la stratégie, on sait maintenant qu'un bon plan de bataille se mesure aussi à l'excellence de son exécution et, plus encore, à la qualité de son animation (cela dit, un peu de chance ne peut pas nuire). Fort bien. Que nous manque-t-il ? Je suis tenté là-dessus de rapprocher deux moments très différents de cette learning experience (1).
Premier moment : on est dans le quatrième et dernier module du programme. Les bases fondamentales sont posées, on a développé les compétences en matière de diagnostic. Le cursus qui est de façon générale très orienté vers l'action et le concret - c'est l'intérêt de la méthode des cas et de l'approche interactive -, se focalise à présent davantage sur les questions de leadership. Le programme touchant à sa fin et chacun ayant peu à peu mieux pris conscience de la dimension interpersonnelle de l'aventure, l'atmosphère se détend. Les occasions de passer du temps ensemble à l'extérieur se multiplient et rendent en particulier la session récapitulative et les trois études de cas du samedi matin de plus en plus laborieuses (quand on pense à leurs performances dans les pubs ou les clubs la veille, les Irlandais ou les Australiens font plutôt une figure honorable. Détruite, mais digne).
A Marseille, on serait allé voir l'OM. Comme on est à Boston, quelqu'un propose d'aller voir un match des Red Sox et c'est Tamir, un ancien médecin-nageur de combat des forces spéciales israëliennes reconverti dans une start-up du secteur médical high-tech à Cambridge, qui est dans notre groupe et qui s'impose très vite comme l'organisateur en chef des festivités pour toute la promo, qui s'en charge. On y va par petits groupes qui se retrouvent sur place. A une poignée de membres de mon groupe s'adjoignent notamment Fisher, un cadre dirigeant de l'industrie du ciment à Chicago, Amit, un responsable de Hewlett-Packard à Houston (il sera aussi élu speaker de la promo), quelques autres encore. A l'évidence, l'essentiel du plaisir de l'affaire est sur les gradins, dans les discussions entre les uns et les autres autour d'une bière et d'un hot-dog. Pour le reste, on s'ennuie. Le baseball n'est pas un sport d'équipe.
Second moment : cette fois, on est dans les tout premiers jours du cursus, juste après les présentations méthodologiques introductives. Le dimanche soir, les membres de chaque living group ont fait connaissance dans les appartements qui leur sont réservés dans le Baker Building, qui ferme l'angle nord-est du campus, au long de la Charles River. Le "living group", c'est l'équipe avec laquelle on travaille et on vit et qui fait le lien entre le travail personnel et les cours en amphi. Le mien comprend, outre Tamir déjà mentionné ; Carlos, un spécialiste de la supply chain qui travaille chez Apple à Austin ; Konstantin, un russe, manager à la BNP en Ukraine ; Makoto, qui vient d'un secteur immobilier japonais s'intéressant de près au marché chinois ; Marc, country manager chez 3M au Canada qui prépare un projet d'expatriation en Europe ; Padma, une experte en private equity chez Deloitte qui se partage entre Bombay et Milan tout en s'installant à Cleveland (Padma, c'est notre ordinateur de bord) ; Paul-Yvon, un banquier d'affaires belge envisageant une carrière d'entrepreneur ; Pierre, un brésilien spécialiste du marketing chez Polycom ; et moi-même avec un background communication, marketing et RH essentiellement dans l'industrie minière auquel s'ajoutent, au sens large, diverses expériences politiques (2).
Plutôt sympathique, non ? Eh bien, passé les politesses d'usage, la réponse est : non. Très vite, c'est l'enfer. La bataille pour prendre la parole, exposer un point de vue, influencer le groupe est permanente. On s'interrompt, ignore le point de vue des autres pour mieux affirmer le sien, on s'engouffre dans les brèches, écrase les hésitations, conteste plus qu'on adhère, ignore les points de vue divergents, martèle les idées plus qu'on ne les écoute, les considère, les partage, les discute ou les améliore... Le coach qui viendra travailler avec nous deux ou trois jours plus tard s'avouera impressionné (et, à voir sa tête, il est manifestement un peu effaré aussi) par le niveau d'énergie autour de la table au cours de nos réunions. J'exagère un peu, mais à peine. Bref, les réunions préparatoires sur les études de cas avant les sessions en amphi sont, disons, engagées. Et le sport principal n'est pas là où l'on penserait qu'il serait.
En fait, très en amont dans le programme, chaque équipe hérite d'un coach qui vient l'aider à déminer les problèmes et recadrer le travail collectif une fois que, passé les tout premiers jours, les groupes ont fait l'expérience de la situation sous-optimale ou contreproductive à laquelle les mène cette sorte de pensée sauvage. En créant les conditions pour aider les acteurs à prendre conscience du problème, le système joue parfaitement son rôle. Crozier et Friedberg dans "L'acteur et le système" : " Cette reconnaissance lucide du caractère blessant de notre monde, du caractère inévitable des relations de pouvoir, ne nous empêche pas toutefois de chercher à les changer". Un angle psychologique qui ne doit pas être sous-estimé et que les particularités de certaines cultures dans lesquelles la prise de parole s'opère dans un cadre plus codifié ou convivial peuvent accentuer.
Entre l'acteur et le système, il y a donc l'équipe. De fait, on prend très vite conscience, et cela ira croissant tout au long des mois suivants, de l'importance décisive de l'équipe dans toute aventure, dans tout projet qui réussit. Rajiv Lal est plus spécifique : "Plus on progresse dans les organisations, dit-il, et plus le job a à voir avec les réseaux et les gens" (3). Reste à définir ce qu'est une équipe performante.
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(1) On dira : " Encore du franglais !" et on aura raison. Cela dit, je ne trouve pas ici d'équivalent simple et satisfaisant à cette expression en français. Sans parler de "formation", ni "expérience éducative" ni "expérience pédagogique" ne me semblent couvrir à la fois les dimeniosn d'apprentissage et d'implication, un peu comme avec la notion de consumer experience dans le domaine du marketing.
(2) On ne dira jamais assez combien les intitulés habituels de la compétence ne disent pas l'essentiel de ce que nous savons et aimons faire. Si on s'amuse à cet exercice de reformulation pour le groupe, la spécialité de Tamir serait de montrer la voie d'un leadership authentique et de préserver la cohésion du groupe en toutes circonstances (son côté "je reviens d'une mission dans le désert") ; celle de Carlos de mettre en place des processus analytiques et efficaces de prise de décision (son côté américain converti, puisqu'il est d'origine bolivienne, et peut-être aussi marié à une allemande) ; Makoto, de faire émerger une synthèse praticable entre des systèmes opposés (son côté japonais préparant Meiji II pour sortir du marasme) ; Marc, de proposer les options stratégiques offrant le meilleur équilibre entre performance et prudence (son côté canadien, ils sont un peu conservateurs et, Marc ne m'en voudra pas, moyennement chaleureux selon les circonstances) ; Padma, de monter des deals financiers compliqués en quelques instants sans machine à calculer et avec le sourire (son côté, "les gars, pendant que vous discutiez, j'ai fini le job") ; Paul-Yvon, de développer des affaires en associant jugement, sens commercial et engagement relationnel (son côté "bon, ce serait pas l'heure de l'apéro là ?"); quant à la mienne, elle serait de remettre sur les rails les trucs qui partent de travers et de recréer du mouvement là où ça patauge en faisant travailler les gens ensemble (mon côté aventurier de l'arche perdue).