La presse internationale fait état ce matin de victimes lors de l’assaut des forces de police marocaines contre un camp de réfugiés sahraouis à Lâayoune (Al-Ayoun العيون), ville au sud du Maroc, juste à la limite du territoire « rendu » par les Espagnols en 1976. De moins en moins diversifiée, notamment depuis la fermeture récente, suite à l’assèchement de ses ressources publicitaires, du regretté Nichane (article du Guardian et ancien billet sur cet hebdomadaire), la presse locale ne donnera sans doute de ces événements que la version officielle. Mais, à la différence de bien des citoyens arabes qui veulent se tenir au courant de ce qui se passe chez eux, Les Marocains qui voudront en savoir davantage n’auront pas la possibilité de se tourner vers Al-Jazeera.
En effet, le 29 octobre dernier (et sans que cela ait suscité beaucoup de commentaires en France où l’on sait pourtant se montrer très attentif à la liberté d’expression dans certains cas), les autorités du Maroc ont décidé de « geler » (تعليق) les activités du bureau de la chaîne qatarie. Elles lui reprochent en particulier un traitement de l’information qui « nuit aux intérêts supérieurs du pays, à commencer par la question de l’intégrité territoriale » (périphrase qui désigne bien entendu la question sahraouie).
A vrai dire, la crise ne date pas d’hier et son dénouement était plus que prévu comme le rappelle Rachid Cherriet ( رشيد شريت : article en arabe dans Al-Quds al-arabi). En mai 2008, il y avait déjà eu l’arrêt du bulletin d’information sur le Maghreb, suivi d’une procédure judiciaire à l’encontre de son rédacteur en chef, remplacé quelque temps après par un autre journaliste de la chaîne, mais de nationalité palestinienne, histoire peut-être d’échapper un peu aux pressions locales. Peine perdue puisqu’il devait perdre son accréditation ainsi que la quasi-totalité des correspondants d’Al-Jazeera sur place, de toute manière contraints de se limiter à ne travailler que depuis la seule capitale marocaine !…
A leur décharge, il faut tout de même remarquer que les autorités marocaines ne font qu’imiter ce qui se pratique dans les autres pays arabes, et notamment au Maghreb. En Algérie, où l’on n’avait pas apprécié – ce qui peut se comprendre – qu’un discours du président Bouteflika soit coupé pour faire entendre celui du président des USA (!) –, les bureaux d’Al-Jazeera sont « gelés » depuis 2004, à la suite d’une émission qui donnait trop la parole aux forces d’opposition religieuse. Trois ans plus tard, la mise en ligne, sur le site de la chaîne, d’un sondage à la formulation particulièrement malheureuse à propos des opérations d’« Al-Qaïda Maghreb », compliquait encore une situation qui aurait trouvé son dénouement, selon Menas, un site d’information anglais, à la suite d’une assez peu glorieuse transaction entre les Qataris et le président algérien (sur le mode « réserve de chasse », au sens propre du terme, pour quelques notables du Golfe contre tranquillité médiatique pour les autorités politiques : voir cet article en arabe dans Al-Akhbar).
La situation est bien entendue identique en Tunisie, où la chasse à la liberté d’expression est toujours de saison. A ceci près que les Tunisiens ont jugé nécessaire de rappeler leur ambassadeur à Doha en 2006 pour protester, cette fois encore, contre l’expression d’un opposant sur les ondes de la chaîne qatarie, et que le site d’Al-Jazeera, de très loin le plus fréquenté dans le monde arabe pour ce qui est des sites d’information, est inaccessible, comme bien d’autres il est vrai, depuis novembre 2009.
Si les téléspectateurs maghrébins peuvent bien capter Al-Jazeera, celle-ci n’est donc plus officiellement représentée qu’en Libye et en Mauritanie, pays où l’exercice de la presse est, là aussi, soumis à des principes assez stricts… Avec des journalistes ainsi privés d’accès à leur terrain, on comprend mieux que la principale chaîne d’information arabe soit moins performante. Mais en réalité, la situation est loin de concerner le seul Maghreb. Le relatif désamour entre la célèbre chaîne d’information arabe et les téléspectateurs du sud de la Méditerranée a donc d’autres raisons.
Elles ne sont pas linguistiques, quoi qu’en disent certains, qui s’obstinent à croire qu’on ne comprend pas l’arabe au Maghreb, ou en tout cas pas l’arabe dit « classique ». En revanche, il est vrai qu’Al-Jazeera n’a pas le même pouvoir d’attraction dans une zone où de larges secteurs de la population sont traditionnellement branchés sur des chaînes étrangères, françaises bien entendu, mais aussi italiennes et espagnoles, voire berbères, mais celles-ci ne sont pas vraiment offensives sur le plan de l’information).
Dans ce vaste « bassin de clientèle » que couvrent les chaînes arabes du Golfe (arabo-persique) à l’Océan (atlantique), la situation des téléspectateurs du Maghreb est donc particulière. Ils sont évidement arabes, mais pas exactement comme les autres ; ils suivent avec passion les concours télévisés qui mettent en compétition des apprentis chanteurs et chanteuses venus de tous les pays de la région, mais se retrouvent également au sein d’une compétition spécifiquement maghrébine (voir ce précédent billet) ; ils écoutent bien entendu Al-Jazeera, mais peuvent apparemment endurer plus facilement que d’autres d’en être privés.
S’il est vrai que les grands médias transnationaux ont bien un effet fédérateur en unissant les publics arabophones autour des mêmes vedettes, des mêmes débats et des mêmes images, on constate aussi que leur couverture n’est pas aussi solidement tissée partout. Dès lors, on est amené à poser l’hypothèse inverse en se demandant si la domination de la chaîne panarabe par excellence ne contribue pas, paradoxalement, à éloigner le Maghreb du reste du monde arabe à partir du moment où ‘elle se tient – où on la maintient - à distance trop grande des spectateurs du Maghreb.