Les ombres projetées par la guerre

Publié le 10 novembre 2010 par Tanjaawi

La guerre en Irak est officiellement terminée. C'est ce que le gouvernement américain vient de déclarer. On est tenté de croire au retour à la vie normale, mais les terribles expériences faites pendant la guerre, la violence, les souffrances, marquent le présent. Nous ne pouvons guère imaginer ce que la guerre représente: les traces profondes qu'elle laisse dans les cœurs des hommes.
La guerre en Bosnie, qui a eu lieu dans les années 1990, a quitté la une des journaux depuis longtemps. Nous avons oublié ce qui s'est passé à l'époque, et les générations ­futures n'en sauront pas grand-chose. L'exposition Bosna-Quilt, visible dans divers endroits de Suisse, nous montre comment les femmes bosniaques ont survécu à la guerre et à l'après-guerre. En 1993, pendant cette guerre, la peintre Lucia Feinig-Giesinger a découvert la technique du patchwork. Elle et d'autres femmes bosniaques se sont réunies à l'atelier de patchwork du foyer pour immigrés du Vorarlberg. Aucune d'entre elles ne connaissait cette technique auparavant et elles ont pu la découvrir toutes ensemble. Le visiteur de l'exposition apprend des choses sur la guerre, la violence, les souffrances, les peurs. On ne peut même pas exprimer avec des mots ce qu'elles ont vécu. Elles traduisent leurs sentiments avec des couleurs, des dessins, des motifs. Ces œuvres d'art, créées à petits points d'aiguille ont apporté à ces femmes des moments de joie. Pendant l'exil, leur travail n'a pas été seulement un gagne-pain mais une occupation leur permettant d'oublier le traumatisme de la guerre et de l'exode. Après la guerre, les femmes sont retournées dans leur ville de Gorazde où, par ce travail, elles soutiennent la population qui souffre encore des plaies infligées par les événements.
Lors d'une exposition à Berikon (AG), Iren Meier, correspondante d'alors pour les Balkans, a raconté ce qu'elle a vécu en Bosnie. Après le traité de Dayton, elle a rencontré à Sarajevo des personnes pour qui la guerre et l'après-guerre représentaient un défi énorme. Nous autres Occidentaux avons déploré cette guerre, il est vrai, mais de loin. Les hommes, les femmes et les enfants avaient à ­l'époque le sentiment d'être seuls. Iren Meier a observé, à bien des endroits, ce sentiment d'abandon. Ainsi, on l'a accueillie à Sarajevo en lui disant: «Nous ne pensions pas que vous étiez encore en vie.» Elle a eu aussi une rencontre qu'elle n'a jamais oubliée. Elle se rendait en taxi avec une Bosniaque vers la périphérie de Sarajevo pour voir la maison de cette femme. Aucune des deux ne savait pas ce qui les attendait. Arrivées non loin de la maison, elles ont observé des hommes qui emportaient tout le mobilier, les tableaux, la vaisselle - que la femme avait reçue en cadeau pour son mariage, 25 ans auparavant, ses vêtements! La journaliste s'attendait à ce que la ­Bosniaque éclate en sanglots. Pourtant elle est restée calme et lui a expliqué: «Les ­hommes emportent mes affaires mais ce n'est pas du vol car ils n'ont rien eux-mêmes, ils ont également dû quitter leur foyer. Il n'y a à vrai dire pas de différence entre eux et moi.» Elle a demandé à ces hommes si elle pouvait aller chercher le portrait de son père et quelques documents. Elle a trouvé tous les papiers. Finalement, elle a offert du chocolat à la petite fille serbe. Une rencontre qui restera à jamais gravée dans sa mémoire, manifestation de la dignité humaine. Les guerres sont voulues. La guerre de Bosnie a également été planifiée à l'étranger et menée par des armées étrangères. Les hommes ne veulent pas la guerre. Pour finir, Iren Meier a dit que les Balkans, ce n'est pas loin de chez nous. L'Europe se resserre de plus en plus. La jeune génération porte en son cœur les expériences de la guerre. Elle s'est demandé comment les jeunes organiseront l'avenir.
Ensuite, Amina, une femme médecin bosniaque, qui avait 11 ans lorsque la guerre a éclaté, a évoqué les expériences qui l'ont marquée. Pendant trois ans et demi, elle a vécu sans eau ni électricité. Tous les jours elle se rendait à l'école, ce qui était très dangereux. Un jour, elle eut une idée subite: De l'autre côté de la rue, le soleil brillait. Elle changea de trottoir. Peu après, derrière elle, à l'ombre, une grenade a explosé. Elle pensa que c'était le destin. Elle aime se souvenir de l'époque qui précédait la guerre.
Sarajevo avait la réputation d'une ville où vivaient des hommes de toutes cultures, de toutes langues et de toutes religions, des ­Serbes, des Croates, des Bosniaques, et ils ne faisaient pas de distinction entre eux. Même pendant la guerre, Amina partageait son pain avec les Serbes. La guerre est une tragédie. A l'époque, c'était l'instinct de survie qui animait les hommes et après la guerre, il a fallu qu'ils réinventent leur vie. Amina, elle, avait toujours des sentiments de culpabilité parce qu'elle vivait et que d'autres mouraient. Elle est devenue médecin parce qu'elle voulait aider les gens. Aujourd'hui elle est fière d'avoir lutté pour sa dignité, pour le droit à la vie. Elle se demande pourtant si elle est nationaliste. Elle aime Sarajevo, son pays et elle lutte pour sa dignité. Quand elle se compare aux jeunes Occidentaux, elle n'a pas le sentiment d'avoir manqué quelque chose car elle a fait des expériences qui l'on enrichie. Elle trouve que la guerre a fait reculer la Bosnie de 10 ans. Son pays manque encore de structures démocratiques. Elle souhaite retrouver un jour la société multiculturelle, l'égalité en droits de tous les groupes ethniques qui existaient avant la guerre.
Mais il y a beaucoup à faire. Les jeunes ne s'intéressent guère à la politique. Amina a conclu en demandant à ses auditeurs de ne pas avoir de préjugés à l'encontre des Bosniaques. La guerre en Irak est terminée, officiellement. Pour les hommes, c'est le retour à la «normale». Mais rien ne sera plus jamais comme avant. Ils gardent vivantes en eux les terribles expériences de la guerre, ils ont le sentiment d'être abandonnés, d'avoir été trompés. Ce sentiment restera à jamais profondément ancré dans leur coeur.
En Afghanistan, des attentats sont commis tous les jours. En Somalie, la guerre qui dure depuis deux décennies devient de plus en plus brutale. En Occident, nous nous indignons, mais à distance. N'oublions pas ceux qui vivent dans des régions en guerre. Rendons-leur leur dignité. •
On peut visiter l'exposition à
- Rapperswil du 29 oc­tobre au 3 décembre
- Feldkirch du 5 au 7 novembre
par Ursula Felber
Source : academic
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