Mon ami, Pierre Bourgeade
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Me voici confronté, une fois de plus, à cette « terrifiante lumière glacée » de la mort. La mort d’un ami. Pierre Bourgeade n’est plus.
Nous fumes quelques-uns à l’avoir accompagné jusqu’au cimetière du Montparnasse où la terre, désormais, recouvre son corps à jamais. Et, depuis lors, je diffère sans cesse le moment d’écrire les mots Pierre Bourgeade et mort comme si ne pas les inscrire sur la feuille de papier pouvait me donner l’illusion qu’il est encore en vie, que j’ai fait un mauvais rêve. Un écrivain ne devrait-il pas savoir, en regardant la couverture d’un de ses livres, que son nom y figure déjà comme sur une pierre tombale ? « Le nom court à la mort plus vite que nous. Nous qui croyons naïvement le porter il est d’avance le nom d’un mort. » (1).
Pierre Bourgeade est mort. Il nous avait envoyé à Franck Delorieux et à moi, il y a quelques mois, peu de temps après avoir appris qu’il était habité d’un mal qu’il ne nommait pas mais dont le nom terrible s’entendait comme un glas, une lettre que je m’obstine à ne pas retrouver. Lettre tendre et sereine qui parlait de projets, d’avenir donc, et qui pourtant sonnait comme un adieu. Voici le temps de se souvenir.
Nous nous retrouvions régulièrement, en fin de matinée, dans un bar, Le Ronsard, place Maubert. Il venait quelques fois nous rendre visite dans l’île Saint-Louis. Il nous apportait son dernier livre ou une plaquette à ne pas mettre entre toutes les mains, éditée à un petit nombre d’exemplaires. J’entends encore son rire clair et malicieux comme celui d’un enfant. Il avait une telle énergie, un enthousiasme si contagieux que nous nous demandions souvent : mais quel âge a-t-il ? Est-ce possible ? tant il paraissait plein d’allant, de vivacité et de gaieté. Et puis, il nous quittait, subitement, appelé soudain à quelque tâche urgente et mystérieuse. L’ami n’est-il pas « à jamais inconnu et infiniment secret » (1) ?
Quand nous sommes-nous rencontrés pour la première fois ? Je cherche en vain dans ma mémoire : il me semble l’avoir toujours connu. Était-ce chez Georges Lambrichs, le directeur de la fameuse collection, chez Gallimard, « le Chemin » ? Probablement. Il y publia les Immortelles, la Rose rose et New York Party. Mais je le revois, à nos côtés, je veux parler des Vigilants de Saint-Just, place de la Concorde, chaque 21 janvier, pour célébrer les régicides. Il était présent lorsque nous avons débaptisé la rue de Varenne pour lui donner le nom d’Aragon. Et, sans doute, en consultant la collection de la revue Digraphe, verra-t-on sa signature, année après année. Voilà que je parle de nous, alors qu’il ne faudrait parler que de lui. Mais, comment parler de lui sans dire nous ? Maintenant, il vit en nous. Et le dialogue que nous avons avec lui, il ne l’entend pas.
J’ai repris quelques-uns de ses livres dans ma bibliothèque. Je vais les relire, et sans doute, plus justement, les lire différemment. Il savait, comme Aragon, que « l’art a de tout temps été une grande bataille pour la liberté ». Il l’a menée, toute sa vie, avec courage et sans jamais faillir ou composer avec l’ordre. Il n’était pas de ces écrivains qui regardent les révolutions depuis leurs fenêtres.
Ce numéro des Lettres françaises est un témoignage d’amitié et d’admiration. Il ne prétend pas faire le point sur une vie et une oeuvre, en peser le bien et le mal, le pour et le contre, comme l’indécente et vulgaire habitude de la presse contemporaine nous en donne régulièrement l’exemple à la mort d’un écrivain ou d’un artiste renommé. Le nom de Pierre Bourgeade lui survit déjà.
Le voici, comme l’écrivait Mallarmé, dans « l’avare silence et la massive nuit ». J’ouvre l’un de ses ouvrages consacrés à Man Ray, La photographie est l’art, qu’il nous avait envoyé, en 2006, Man Ray dont il fut l’ami et le compagnon de route. Une lettre de Pierre a été glissée entre les pages. Je lis : « Mon silence n’a que les apparences du silence, ça ressemble au silence, ça a la couleur du silence, mais ce n’est pas du silence ! »
Merci Pierre.
Jean Ristat
(1) A chaque fois unique, la fin du monde, Jacques Derrida, éditions Galilée
Avril 2009 – N° 58