Attribué à Maître Théodoric
(documenté à Prague de 1359 à 1381),
Saint Luc, c.1360-64.
Or et tempéra sur bois, 115 x 94 cm, Prague, Galerie nationale.
Chaque répertoire a son point de passage obligé, son Everest. Au même titre que les Sonates et partitas de Bach pour les violonistes, la Messe Notre Dame de Guillaume de Machaut joue ce rôle pour les musiciens médiévistes, les plus célèbres d’entre eux en ayant, à un moment ou à un autre et avec des fortunes diverses, livré leur vision. Les affinités de l’ensemble Musica Nova avec l’univers du chanoine de Reims, évidentes dès son premier disque consacré à ses Motets (Zig-Zag Territoires), devaient le conduire à affronter un jour ce monument. Son interprétation vient de paraître chez Æon qui lance, cet automne, une collection dédiée à la musique du Moyen-Âge.
Lorsqu’on l’observe avec un peu d’attention, le XIVe siècle français prend rapidement des allures de laboratoire
musical, dont le programme de ce disque, où la Messe Notre Dame côtoie des pièces composées tout au long de cette période, donne une bonne idée. Il débute avec Philippe de Vitry
(1291-1361), un des fondateurs de cette manière de concevoir la science des sons – car, comme le rappelle le titre du motet Musicalis Sciencia, la musique, au Moyen-Âge, fait partie,
aux côtés de l’arithmétique, de l’astronomie, et de la géométrie, des sciences qui composent le Quadrivium – que ses partisans proclamèrent, à la suite de l’érudit Jean de Murs
(c.1290/95 ?-après 1344), qui en jeta les bases théoriques dans les années 1310-1320, Ars nova, et nous entraîne jusqu’aux efflorescences chantournées de l’Ars subtilior
se développant dans les trente dernières années du siècle.
Ces éléments historiques, brossés à très grands traits, permettent de remettre en contexte la Messe Notre Dame, sans
nul doute une des œuvres les plus importantes du XIVe siècle et un des fleurons de l’Ars Nova. Lorsque Guillaume de Machaut (c.1300-1377, informations biographiques
disponibles ici) la compose, vers
1363-1365, le nouveau style s’est largement répandu en Europe, en partie grâce à lui. On ne sait pas de façon absolument certaine quelle occasion a suscité la création de cette partition, mais
l’hypothèse d’une messe mariale fondée par Guillaume et son frère, prénommé Jean, pour être chantée chaque samedi à l’autel de la Rouelle de la cathédrale de Reims, où avait été installée, en
1343, une statue admirée de la Vierge, me semble plausible. Première messe d’un même musicien à mettre en musique toutes les parties de l’Ordinaire pour quatre voix, elle offre, unifiée par un
sens de l’architecture interne étonnamment sûr, une juxtaposition fascinante de nouveau et d’ancien.
Aborder une œuvre comme la Messe Notre Dame ne se conçoit pas sans un projet interprétatif bien précis et une
réflexion approfondie sur les pratiques musicales du Moyen-Âge. L’enregistrement qu’en propose aujourd’hui l’ensemble Musica Nova (photo ci-dessous) paraîtra sans doute déroutant aux
oreilles accoutumées à des réalisations très « classiques » (et très estimables) comme celle de l’ensemble Gilles Binchois. On y retrouve, bien sûr, toutes les qualités qui ont
précédemment valu les plus hauts éloges à Musica Nova, qu’il s’agisse de la perfection de la mise en place, de la souplesse et de la luminosité vocale, de l’intelligence naturelle des
répertoires abordés. Le plus étonnant, qui ouvre des horizons insoupçonnés à l’auditeur sous réserve qu’il ait l’humilité de déposer ses certitudes à la porte du disque, est le travail effectué
par les musiciens, avec l’aide du contrapuntiste Gérard Geay, sur la musica ficta dont jamais, à ma connaissance, les possibilités n’avaient été explorées à ce point dans la
Messe. Le tissu vocal en ressort profondément modifié, et si la ligne globale n’est jamais perdue, c’est bien l’impression d’un discours exempt de tout excès de linéarité, foisonnant
de surprises, qui s’impose à l’esprit, profondément accordée avec ce moment du temps où l’esthétique gothique se fluidifie lentement pour aboutir à ce que l’on nommera « style
international ». Un autre point particulier de cette version est l’ampleur du tactus adopté, qui la fait durer presque 10 minutes de plus que celle, à mes yeux référentielle, de
Diabolus in Musica (Alpha 132).
Considéré dans son ensemble, le programme audacieux, aux choix cohérents et assumés, construit par Musica Nova autour de la Messe Notre Dame s’impose, aux côtés de la réalisation de Diabolus in Musica, comme un enregistrement majeur qui renouvelle l’approche d’une œuvre sur laquelle tout est loin d’avoir été dit. Si certains critiques « officiels » ont pu écrire, de façon très péremptoire, que ce disque s’étudiait plus qu’il ne s’écoutait, j’affirme, pour ma part, que quiconque prendra vraiment le temps d’entendre, dans tous les sens de ce verbe, ce qu’il offre en tirera autant de plaisir d’écoute que d’enseignements.
Ensemble Musica Nova
Lucien Kandel, contraténor & direction
1 CD [durée totale : 76’58”] Æon AECD 1093. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Philippe de Vitry, Gratissima Virginis/Vos qui admiramini, motet
2. Guillaume de Machaut, Messe Notre Dame, Kyrie I
3. Anonyme, Tribum, diminution extraite du Codex Robertsbridge (XIVe siècle)
4. Guillaume de Machaut, Messe Notre Dame, Agnus Dei
Illustrations complémentaires :
Maître de la Bible de Jean de Sy, Nature présente à Guillaume de Machaut Sens, Rhétorique et Musique, c.1375. Miniature sur parchemin, manuscrit Français 1584, folio E, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
Maître de Fauvel, Fauvel chantant, c.1320. Miniature sur parchemin, manuscrit Français 146, folio 26v, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
La photographie de l’ensemble Musica Nova est de Pierre Suchet. Je remercie Lucien Kandel de m’avoir autorisé à l’utiliser.