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Le temps retrouvé. La Messe Notre Dame de Machaut par Musica Nova

Publié le 08 novembre 2010 par Jeanchristophepucek
maitre theodoric saint luc

Attribué à Maître Théodoric
(documenté à Prague de 1359 à 1381),
Saint Luc
, c.1360-64.

Or et tempéra sur bois, 115 x 94 cm, Prague, Galerie nationale.

Chaque répertoire a son point de passage obligé, son Everest. Au même titre que les Sonates et partitas de Bach pour les violonistes, la Messe Notre Dame de Guillaume de Machaut joue ce rôle pour les musiciens médiévistes, les plus célèbres d’entre eux en ayant, à un moment ou à un autre et avec des fortunes diverses, livré leur vision. Les affinités de l’ensemble Musica Nova avec l’univers du chanoine de Reims, évidentes dès son premier disque consacré à ses Motets (Zig-Zag Territoires), devaient le conduire à affronter un jour ce monument. Son interprétation vient de paraître chez Æon qui lance, cet automne, une collection dédiée à la musique du Moyen-Âge.

Lorsqu’on l’observe avec un peu d’attention, le XIVe siècle français prend rapidement des allures de laboratoire musical, dont le programme de ce disque, où la Messe Notre Dame côtoie des pièces composées tout au long de cette période, donne une bonne idée. Il débute avec Philippe de Vitry (1291-1361), un des fondateurs de cette manière de concevoir la science des sons – car, comme le rappelle le titre du motet Musicalis Sciencia, la musique, au Moyen-Âge, fait partie, aux côtés de l’arithmétique, de l’astronomie, et de la géométrie, des sciences qui composent le Quadrivium – que ses partisans proclamèrent, à la suite de l’érudit Jean de Murs (c.1290/95 ?-après 1344), qui en jeta les bases théoriques dans les années 1310-1320, Ars nova, et nous entraîne jusqu’aux efflorescences chantournées de l’Ars subtilior se développant dans les trente dernières années du siècle.

roman de fauvel fauvel chantant
On imagine mal, aujourd’hui, les débats qu’a pu provoquer la revendication de nouveauté des tenants de l’Ars nova à une époque pour laquelle l’immuabilité revêtait une importance toute particulière ; même le pape Jean XXII s’en mêla et gourmanda les trublions dans sa Décrétale Docta Sanctorum de 1324. Jusqu’alors, la fonction de la musique, telle que définie par Saint Augustin, était de rendre tangible l’harmonie divine, par nature inaltérable, et voici que ces prétendus « réformateurs » dérangent cet équilibre en introduisant l’emploi de nouvelles notes (comme la minime), la polyphonie dans la messe, en donnant à leurs compositions un caractère spéculatif et virtuose, et en revendiquant pour celles-ci d’autres rôles que la louange de Dieu, notamment celui de plaire aux puissants, y compris séculiers. Une révolution, qui, cependant, ne fait pas table rase du passé.

Ces éléments historiques, brossés à très grands traits, permettent de remettre en contexte la Messe Notre Dame, sans nul doute une des œuvres les plus importantes du XIVe siècle et un des fleurons de l’Ars Nova. Lorsque Guillaume de Machaut (c.1300-1377, informations biographiques disponibles ici) la compose, vers 1363-1365, le nouveau style s’est largement répandu en Europe, en partie grâce à lui. On ne sait pas de façon absolument certaine quelle occasion a suscité la création de cette partition, mais l’hypothèse d’une messe mariale fondée par Guillaume et son frère, prénommé Jean, pour être chantée chaque samedi à l’autel de la Rouelle de la cathédrale de Reims, où avait été installée, en 1343, une statue admirée de la Vierge, me semble plausible. Première messe d’un même musicien à mettre en musique toutes les parties de l’Ordinaire pour quatre voix, elle offre, unifiée par un sens de l’architecture interne étonnamment sûr, une juxtaposition fascinante de nouveau et d’ancien.

Nature presente Machaut Sens Rhetorique Musique
En effet, si le Kyrie, le Sanctus, l’Agnus Dei et l’Ite missa est, en forme de motet, font usage de l’isorythmie, un procédé complexe de structuration rythmique que l’Ars nova tendit à généraliser et qui perdurera jusqu’à Du Fay, le Gloria et le Credo sont, eux, en style de conduit, une forme tombée en désuétude au cours du XIIIe siècle après avoir été brillamment illustrée, entre autres, par les réalisations de l’École de Notre-Dame, et savamment repensée, rajeunie, par Machaut, qui use de tous les artifices de son temps, intervalles inhabituels, dissonances, cadences étirées, ainsi que ces altérations de la ligne mélodique, souvent non écrites, que l’on nomme musica ficta, pour bâtir une Messe qui sonne comme un résumé de son art et de celui de son temps.

Aborder une œuvre comme la Messe Notre Dame ne se conçoit pas sans un projet interprétatif bien précis et une réflexion approfondie sur les pratiques musicales du Moyen-Âge. L’enregistrement qu’en propose aujourd’hui l’ensemble Musica Nova (photo ci-dessous) paraîtra sans doute déroutant aux oreilles accoutumées à des réalisations très « classiques » (et très estimables) comme celle de l’ensemble Gilles Binchois. On y retrouve, bien sûr, toutes les qualités qui ont précédemment valu les plus hauts éloges à Musica Nova, qu’il s’agisse de la perfection de la mise en place, de la souplesse et de la luminosité vocale, de l’intelligence naturelle des répertoires abordés. Le plus étonnant, qui ouvre des horizons insoupçonnés à l’auditeur sous réserve qu’il ait l’humilité de déposer ses certitudes à la porte du disque, est le travail effectué par les musiciens, avec l’aide du contrapuntiste Gérard Geay, sur la musica ficta dont jamais, à ma connaissance, les possibilités n’avaient été explorées à ce point dans la Messe. Le tissu vocal en ressort profondément modifié, et si la ligne globale n’est jamais perdue, c’est bien l’impression d’un discours exempt de tout excès de linéarité, foisonnant de surprises, qui s’impose à l’esprit, profondément accordée avec ce moment du temps où l’esthétique gothique se fluidifie lentement pour aboutir à ce que l’on nommera « style international ». Un autre point particulier de cette version est l’ampleur du tactus adopté, qui la fait durer presque 10 minutes de plus que celle, à mes yeux référentielle, de Diabolus in Musica (Alpha 132).

musica nova
Posture esthétisante ou volonté de faciliter le travail vocal de l’ensemble ? Je ne le crois pas, et ce pour deux raisons. La première est que les autres pièces du disque prouvent à quel point les chanteurs n’ont nul besoin de ce type d’artifice tant leur technique et leur virtuosité sont affûtées, la seconde est que cette lenteur volontaire est parfaitement habitée et témoigne de la compréhension intime d’une donnée essentielle dans la musique ancienne : le temps. Il faut toujours garder à l’esprit que le tempo est une réalité physiologique fondée en large partie sur le pouls, et que, pour de multiples raisons, celui des hommes du XIVe siècle était notablement plus lent que le nôtre. Cette dimension physique du rapport entre musique et temps, crucial pour l’époque de l’Ars nova qui est aussi celle qui vit apparaître les premières horloges, est parfaitement restituée par Musica Nova ; elle confère, par son association avec les autres qualités que j’ai mentionnées, beaucoup d’intériorité et de vie à son interprétation de la Messe Notre Dame. Je ne veux pas terminer sans dire un mot de quelques unes des autres œuvres du programme, qui sont également de très belles réussites, qu’il s’agisse des pièces vocales ou instrumentales. Les motets de Philippe de Vitry sont d’une fluidité exemplaire, l’Alma polis religio du Codex Chantilly déploie magnifiquement ses volutes envoûtantes, la ballade double Armes, amours d’Andrieu, déploration sur la mort de Machaut sur un texte d’Eustache Deschamps, dégage un sentiment de tristesse tangible et réellement émouvant. Les diminutions de Joseph Rassam à l’orgue gothique sont enlevées et brillantes, et, quelle que soit la pertinence historique de leur présence dans la Messe, les enluminures qu’elles apportent au Kyrie ne sont jamais importunes.

Considéré dans son ensemble, le programme audacieux, aux choix cohérents et assumés, construit par Musica Nova autour de la Messe Notre Dame s’impose, aux côtés de la réalisation de Diabolus in Musica, comme un enregistrement majeur qui renouvelle l’approche d’une œuvre sur laquelle tout est loin d’avoir été dit. Si certains critiques « officiels » ont pu écrire, de façon très péremptoire, que ce disque s’étudiait plus qu’il ne s’écoutait, j’affirme, pour ma part, que quiconque prendra vraiment le temps d’entendre, dans tous les sens de ce verbe, ce qu’il offre en tirera autant de plaisir d’écoute que d’enseignements.

guillaume de machaut messe notre dame musica nova
Guillaume de Machaut (c.1300-1377), Messe Notre Dame. Œuvres de Philippe de Vitry, Pierre de Bruges, Gilles d’Orléans, Bernard de Cluny, F[ranciscus ?] Andrieu, diminutions anonymes du Codex Faenza et du Codex Robertsbridge.

Ensemble Musica Nova
Lucien Kandel, contraténor & direction

1 CD [durée totale : 76’58”] Æon AECD 1093. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Philippe de Vitry, Gratissima Virginis/Vos qui admiramini, motet

2. Guillaume de Machaut, Messe Notre Dame, Kyrie I

3. Anonyme, Tribum, diminution extraite du Codex Robertsbridge (XIVe siècle)

4. Guillaume de Machaut, Messe Notre Dame, Agnus Dei

Illustrations complémentaires :

Maître de la Bible de Jean de Sy, Nature présente à Guillaume de Machaut Sens, Rhétorique et Musique, c.1375. Miniature sur parchemin, manuscrit Français 1584, folio E, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Maître de Fauvel, Fauvel chantant, c.1320. Miniature sur parchemin, manuscrit Français 146, folio 26v, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

La photographie de l’ensemble Musica Nova est de Pierre Suchet. Je remercie Lucien Kandel de m’avoir autorisé à l’utiliser.


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