Cette rapidité reste exceptionnelle, dans l’histoire des pensionnaires de Drouant, au point que l’on est en droit de se demander s’ils n’ont pas cherché aujourd’hui à réparer leurs bévues passées. Et si ce Goncourt récompense vraiment le dernier livre du romancier pour sa valeur propre ou s’il ne vient pas plutôt consacrer l’ensemble de son œuvre.
Car ce prix littéraire, Houellebecq l’avait mérité depuis longtemps. Depuis 1998, année où Les Particules élémentaires avaient été éliminé de la sélection finale alors qu’il s’agissait d’un roman exceptionnel, véritable poil à gratter pour une société postmoderne en cours de boboïsation. Depuis 2001, année où son troisième roman, Plateforme, tout aussi important que le précédent et, même, visionnaire à certains égards, n’avait figuré que dans la première sélection, puis avait fort opportunément disparu sur fond de Twin Towers réduites en poussière. Les bien-pensants n’avaient probablement pu tolérer ni le thème abordé avec détachement (et sans la dose de moraline obligée) du tourisme sexuel, ni le bain de sang final, mettant en scène des terroristes islamistes.
Sans doute le jury avait-il eu raison, en revanche, de ne pas couronner La Possibilité d’une île en 2005, livre inférieur aux deux précédents (et au tout premier, L’Extension du domaine de la lutte) qui, je l’avoue, m’était tombé des mains vers la page 340.
Mais nous sommes aujourd’hui en 2010 et La Carte et le territoire est un très bon roman, à l’évidence supérieur au précités. Pour autant, il me semble bien loin d’égaler les premiers, même si l’on y retrouve l’écriture glacée et le regard froid posé sur notre société qui sont l’heureuse marque de fabrique de l’écrivain qui témoigne peut-être aujourd’hui le mieux des dérives de notre époque. Ce roman m’a semblé inégal, tant dans son rythme que dans l’histoire qu’il raconte. La fin paraît avoir été bâclée. De plus, Houellebecq semble s’être ici assagi, et c’est au net détriment du livre. Certes, quelques lignes évoquent une banlieue « entièrement contrôlée par les gangs » ; certes aussi, l’aide-ménagère sénégalaise du père du héros est présentée comme « acariâtre et même méchante », mais il n’y a là de quoi choquer personne. Le contenu du livre reste très politiquement correct, très consensuel, l’autodérision demeure de bon aloi et les quelques propos tenus sur Jean-Pierre Pernaut ou Julien Lepers ne relèvent que de la subversion bon-enfant, voire de la blague de potache, il est vrai assez hilarante.
Pourtant, en prenant pour personnage principal un artiste, en situant une partie de son livre dans le monde de l’art, Michel Houellebecq s’était réservé une occasion unique d’épingler les fausses gloires, le marketing roi, les marchés spéculatifs, la coterie des collectionneurs et des galeries, autant de sujets qui auraient mérité les honneurs de son humour sarcastique, dévastateur. Las ! Nous n’avons hérité que de quelques propos grotesques sur Picasso tels qu’on n’en tient même plus au Café du Commerce et d’une description superficielle d’un milieu qui appelait à davantage de consistance.
C’est dommage. Car le style et l’écriture demeurent, qui font de Michel Houellebecq l’un des grands écrivains français contemporains, sinon le plus grand. Déjà vendu à plus de 200.000 exemplaires, La Carte et le territoire devrait allègrement passer le cap du demi-million grâce au Goncourt. Et rejoindre dans les bibliothèques la longue liste des livres qu’on achète, mais qu’on ne lit pas forcément. Cela dit, il serait regrettable que cet arbre cache aux lecteurs qui n’auraient jamais abordé l’auteur la belle forêt de ses trois premiers romans. Au final, ce cru 2010 n’aura créé ni vagues ni surprise. Le jury aura fait un choix qui le met à l’abri des attaques en élisant un auteur que tout le monde présentait, depuis la publication du livre, comme l’inévitable favori. Un Goncourt de circonstance, en quelque sorte.