Après avoir semblé s’assoupir à 75 $ le baril, voici que le cours du brut est reparti à la hausse. Son cours vient de dépasser 87 $, au plus haut depuis octobre 2008. Je ne suis pas de ceux qui pensent que les variations du cours de pétrole ne sont explicables que par la spéculation ou des facteurs psychologiques. Les transactions se font sur le marché de New York, qui n’est qu’une vente aux enchères d’un bien matériel. Si le cours monte, c’est que la demande dépasse l’offre. La spéculation sur le pétrole concerne le marché à terme (« Futures »), qui influence très peu le marché des transactions physiques (« Spot ») où le cours s’établit. La faiblesse relative des capacités de stockage du pétrole (le plus gros stockage est aux États Unis, avec 360 millions de barils, soit 4,5 jours de consommation mondiale) explique cette impuissance de la spéculation.
A titre anecdotique, signalons une situation révélatrice : il y a actuellement en attente dans le monde de nombreux tankers et barges remplis de pétrole brut (par exemple l’entreprise pétrolière américaine Conoco Phillips n’hésite pas à payer 41000 $ par jour un super-tanker de stockage dans le golfe du Mexique de 3 millions de barils), en attente d’une hausse prévue en 2011. Cette veillée d’armes ne dit rien de bon pour l’évolution du cours.
Les péripéties récentes de ce cours peuvent s’expliquer ainsi :
- en mai 2008, pic imprévu à 147$. Explication de l’IFP (Institut Français du Pétrole) et du FMI : offre insuffisante par rapport à la demande, ne résultant pas de la spéculation.
- Puis c’est l’effondrement, et en novembre 2008, le cours n’est plus que de 34$. Pas d’explication officielle, en dehors de cette fameuse « volatilité » du cours. Pourtant il y a une raison probable: l’Arabie Saoudite avait déclaré avant cette crise qu’un certain nombre de ses forages productifs n’avaient pas été équipés, pour éviter une surproduction. Il faut 3 mois pour équiper ces puits; donc, se rendant compte de son imprévoyance, l’ARAMCO (Arabie Saoudite) a procédé en hâte à la mise en service de ces puits … ce qui a créé en final une surproduction, et l’effondrement du cours. Il faut aussi noter que la demande de pétrole est peu élastique: ce n’est pas parce que le prix baisse qu’on achète un pétrole dont on n’a pas besoin et qu’on ne sait pas stocker, et réciproquement on est prêt à payer beaucoup plus si on en a besoin. Cette inélasticité amplifie les variations de cours en cas de déséquilibre entre offre et demande.
- En janvier 2009, l’OPEP (en fait l’Arabie Saoudite) opère une réduction volontaire de production de 4 millions de barils/jour pour faire remonter les prix. Le cours monte progressivement, et lorsqu’il dépasse les 80$, en juin 2009, l’OPEP injecte sur le marché une partie de sa réserve pour l’empêcher de monter davantage, avec succès dans un premier temps.
- En novembre 2009, audition de Christophe de Margerie, patron de Total, par la commission des finances de l’Assemblée Nationale. Il déclare qu’en dépit des apparences de pétrole facile, les producteurs produisent à fond, et qu’heureusement l’Arabie Saoudite a une réserve de 2 Mb/j pour faire face à des aléas (en fait c’est le reliquat de la retenue de 4 Mb/j).
- En mai 2010 le cours est à 85$, dépassant le plafond fixé à 80$ par l’OPEP, qui remet sur le marché les 2 Mb/j qu’elle gardait encore. Le cours baisse à 64$.
- Fin octobre 2010, le cours est remonté aux 85$ antérieurs. Les 2Mb/j ont été consommés en six mois, ce qui correspond à l’absorption d’une baisse de production de 5,4% par an (l’AIE, Association Internationale pour l’Energie, organe de l’OCDE, avait calculé que la baisse de la production mondiale était de 6,7% par an).
Insuffisance de production mondiale en 2015
Rappelons également cette déclaration du patron de l’ARAMCO, Khalid al Falih, lors de la réunion du CERA (le gotha du pétrole !) à Houston en mars 2010, disant qu’il est urgent de trouver de nouvelles ressources pétrolières, sous peine d’une insuffisance de production mondiale en 2015 de 30 à 45 millions de barils par jour (soit 38 à 55% de la production totale).
Il y a de quoi être légitimement inquiet. Régulièrement, de nouveaux puits sont mis en service, mais leur production excèdera-t-elle la baisse actuelle? Rien ne l’indique (les réserves découvertes annuellement ces dernières années représentent 1/6ème seulement de la consommation par an). L’hypothèse hélas la plus vraisemblable est qu’un nouveau choc pétrolier se développe actuellement. Et si par chance il devait y avoir un répit, celui-ci ne pourrait durer longtemps. Par définition, cette diminution de production actuelle signifie que le « peak oil » mondial (pic de production de pétrole) est dépassé, avec pour conséquence une diminution inexorable de la production désormais.
Les conséquences d’une pénurie de pétrole persistante seront probablement dévastatrices. La sensibilité de l’économie au prix du pétrole a certes diminué depuis le choc de 1972. Mais ce ne sera pas suffisant. Les théories de l’économiste canadien Jeff Rubin méritent d’être signalées. Pour lui, c’est la hausse du brut qui avait été la cause première de la crise que nous venons de vivre. Cette hausse avait provoqué mécaniquement une hausse des coûts de transport (l’impact d’une hausse du brut aux Etats Unis affecte directement le coût des carburants, qui ne sont pas taxés comme en Europe). Ceci provoqua une inflation qui a fait monter les taux d’intérêt, qui étaient faibles au départ.
Les contrats « subprime » étant à taux variable, les primes de remboursement ont fortement augmentées, ce qui a provoqué la défaillance de nombreux emprunteurs. La crise financière avait ensuite évolué en crise économique, causée par la baisse de l’activité étranglée par la raréfaction du crédit, la baisse des investissements et de la consommation, ce qui a amorcé une spirale déflationniste qui s’auto-entretient en s’amplifiant. On ne peut casser ce processus que par des injections massives de fonds de relance par les Etats.
Rubin avait correctement prévu le pic de 2008, et pronostiquait un cours du pétrole de 100$ en 2010 et 225$ en 2012, ainsi qu’à plus long terme une relocalisation de la production résultant de la hausse des coûts de transport. Remarquons que nous ne sommes plus dans le contexte des années 60 et 70 où une inflation des coûts entraînait facilement une hausse des salaires. Actuellement, son seul effet serait de réduire le pouvoir d’achat, se traduisant par une baisse de la consommation, donc de l’activité économique. Facteur aggravant : si le vœu de Khalid Al Falih n’est pas exaucé (augmentation massive de la production d’or noir), le cours du pétrole risque d’atteindre des niveaux insensés, générant cette fois une forte baisse de l’activité.
Et les taux d’intérêt qui sont très bas actuellement remonteront, générant une nouvelle crise de « subprimes » (les actifs « toxiques » sont loin d’être tous purgés), et un ralentissement des investissements et achats de logement (la bulle spéculative actuelle de l’immobilier risque d’éclater). Comme en 2008, l’industrie automobile sera affectée, alors que l’on sait que sa capacité de réagir à des pertes qui grossissent très vite, est limitée. Faute d’un financement massif des Etats, comme en 2008, l’automobile pourrait être en cessation de paiement, alors qu’elle conditionne l’emploi en France de trois millions de personnes.
Un tableau catastrophiste ?
Or les capacités d’un tel financement par l’emprunt ont déjà été utilisées, les Etats sont fortement endettés, et il est question partout de réduire le déficit des Etats, et non de les augmenter. L’Etat lui-même pourrait être en difficulté, dans l’incapacité de payer à taux plein les retraites et prestations sociales. Le scénario de 1929 pourrait se reproduire, qui a vu des faillites en chaîne, et l’augmentation du chômage jusqu’à 25% de la population active aux Etats Unis. Il aura fallu attendre le « new deal » de Roosevelt pour que l’Etat américain se décide à effectuer la relance préconisée par Keynes, consistant en une augmentation massive des dépenses de l’Etat. Les dépenses de la guerre ont parachevé le rétablissement de l’emploi, qui n’a retrouvé son niveau de 1929 qu’en 1943.
Une mention particulière doit être faite de l’agriculture, dont les coûts dépendent à 45% du pétrole. Déjà, 2008 avait vu une forte hausse des prix agricoles. C’est un facteur important de baisse du pouvoir d’achat. Et les conséquences risquent d’être terribles pour les pays émergents très peuplés, avec une « révolution verte » à rebours, alors que les populations de ces pays ont beaucoup augmentées depuis.
Un tableau catastrophiste ? En tous cas, une menace qui exige une réaction à la hauteur du danger. On a bien appelé l’époque moderne « l’ère du pétrole ». L’époque « post moderne » aurait-elle commencé ?
Yves Garipuy est ingénieur et économiste spécialisé en énergie. Il tient un blog qui traite de problématiques énergétiques.