Lion, coq, fourmi, taupe, éléphant, hérisson, pigeon, âne. A qui le tour aujourd’hui? A moins de s’offrir une pause dans le défilé. Oui, remontons un moment au Déluge, tandis que notre bestiaire flotte encore dans l’incertitude.
La Bible ne dit rien des quarante jours de navigation imposés à Noé dans l’Arche. Je l’imagine se sentant seul parmi tant d’échantillons de créatures. Les divers couples d’animaux, d’abord dociles et taciturnes, se montrent vite rétifs et vociférants. Ses trois fils, ses trois brus et leurs premiers rejetons, d’abord craintifs et respectueux, s’enhardissent d’aigreur au fil des jours pluvieux, jusqu’à lancer à la barbe du patriarche que son Yahvé les mène en bateau. Sans oublier l’épouse, toujours sujette au mal de mer et particulièrement dans les moments d’intimité où le mari, encore vert malgré ses six cents dix-huit ans, fait mouvement pour lui présenter ses hommages. Bref, quarante jours de galère.
Quand tout ce beau monde enfin dormait, le patriarche tentait de tromper l’amertume en conversant avec Hrodbehrt, l’érudit clandestinement embarqué, père des grammairiens et des naturalistes pour les siècles des siècles jusqu’à Robert. Car Noé, l’homme de Dieu, le juste, appréciait l’homme de science, l’exact, dont les vues carrées le complétaient.
-Comment expliques-tu, s’étonnait le patriarche, que Yahvé m’ait commandé d’embarquer aussi les bêtes impures ?
-Je ne l’explique point, répondait Hrodbehrt, pour la raison qu’un tel classement est insensé.
-Parle bas, soufflait Noé, les houles ont des oreilles… Comment ? Tu irais soutenir que le porc n’est pas abject en ses avidités ? le serpent nullement perfide en ses reptations ?
-Je le soutiens, disait le savant en fignolant le croquis du singe ou l’article Girafe de son futur dictionnaire. Tout est dans la nature, par la force des choses : toutes les sortes de dévorations, machinations, fornications, pas moins présentes en ton sacré bateau que dans les deux villes maudites auxquelles je dois l’honneur de te parler ici et maintenant. La seule question est donc : pourquoi ce qui est naturel chez les bêtes devient-il faute chez l’homme ?
-A ton idée, Hrodbehrt ?
-Je ne suis pas métaphysicien. Demande au Très-Haut, puisque tu es dans ses petits papiers.
-Hélas ! plus un mot de Lui depuis trente jours. Le dernier pour me dire, à demi goguenard : « Noé, ton arche prouve sinon un grand génie de constructeur, du moins une belle confiance en ton Dieu ». Depuis, plus rien. Je me prends à douter de ma mission.
-Le déluge est là, c’est un fait. Disons à tout le moins que tu es bon météorologue. J’ajoute que ce grand coup d’éponge sera vain. Aussitôt au sec, tout repartira du même pied. Les bêtes, pures ou impures, resteront les bêtes : terriblement innocentes. Quant aux hommes, dont la postérité dépend désormais de notre seul sang, aucune raison d’en espérer mieux : en tes trois fils et leurs trois femmes, en leur descendance et la mienne, hélas, Noé, tu le sais bien, on voit déjà gonfler les germes des nouvelles Gomorrhe.
-Nierais-tu la divine providence, et que Dieu soit amour ?
-Amour ? Tu te trompes de Testament. Attends pour ça que l’âme humaine ramollisse. Actuellement, je vois, moi, un Dieu tout colère, inconstance, imprévoyance. Veux-tu que je te dise ? je le crois un peu débordé. C’est bien beau de faire bing et bang, de dire que la lumière soit ! Et après, qu’est-ce qu’on veut ? Où on va ? Au vrai, le Très-Haut, autant dire la Nature ne sait jamais où elle en est ; elle avance, elle avance, elle fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a, et désormais doit compter avec nous.
-Il n’y aurait donc de grand plan nulle part ? Nous irions au hasard, au petit malheur la chance ? Ne me dis pas que tu es athée, Hrodbehrt ! Tu sais que c’est anachronique.
-J’ai toujours eu un peu d’avance.
Le propos retombait parfois, et les deux hommes, dans le désert des flots, écoutaient rêveurs monter des entrailles du navire un barrissement, un hurlement, des claquements de bec.
-Depuis que tu les étudies de près, reprenait le patriarche, quel animal préfères-tu ?
-Je les aime tous puisque je n’aime vraiment en chacun d’eux que mon travail, mon recensement, ma nomenclature, mes synthèses. Que veux-tu ? je suis un scientifique… Et toi, Noé, ton animal favori ?
-Je vais te surprendre, et ne le répète pas : je n’aime pas les bêtes. Trop remuantes, trop sonores, trop…vivantes. Rien ne m’est préférable au calme des plantes et des pierres. Le silence éternel des espaces infinis ne m’effraie pas du tout. Eh oui, je suis un mystique… Hrodbehrt, qu’est-ce que tu comptes-tu faire après le déluge ?
-De la recherche génétique. La Création est incomplète, fruste encore, il faut affiner tout ça… Et toi ?
-Du vin. C’est le seul sang qu’on puisse boire sans tuer. Au reste, après tant d’eau, dis-moi ce que j’ai de mieux à faire ! Du vin et de la spiritualité… Hrodbehrt, ce serait dommage que nous nous perdions de vue.
-Je n’osais pas le dire le premier.
-Notre association serait fructueuse à terre. Laissons-nous seulement le temps de faire nos preuves : les quelques siècles nécessaires, à toi pour inventer le chat persan bleu et l’acide désoxyribonucléique, à moi le champagne et le point oméga… Demain dimanche, ton programme ?
-J’établis la fiche du mouton. Animal de tout de repos, parfait pour un septième jour ! Et toi ?
-J’ai mes trois fils à recadrer, et crois-moi, Hrodbehrt, ça c’est pas du mouton !
Arion