"Naissance d'un pont" de Maylis de Kerangal

Publié le 08 novembre 2010 par Francisrichard @francisrichard

Naissance d'un pont , de Maylis de Kerangal, paru aux Editions Verticales ici est un livre étonnant. Il raconte en effet, comme si nous y étions, la construction d'un pont suspendu qui va relier les deux rives d'un fleuve californien.

John Johnson, dit le Boa, maire de la ville imaginaire de Coca, veut laisser son empreinte dans l'histoire. C'est pourquoi il a décidé de faire construire ce pont, qui servira sa gloire et celle de Ralph Waldo, l'architecte de l'ouvrage, "célèbre et secret". Joindre l'utile au glorieux.

Ce pont mesurera 1'900 m de long, 32 de large et il joindra Coca à Edgefront, quartier en marge de la forêt quasi impénétrable, dans laquelle vivent surtout les Indiens, quartier en marge du large fleuve et en marge de la ville effervescente, quartier où vivent les petits, les sans-grade, ceux qui n'ont pas les moyens de vivre à Coca. 

A l'heure où commence l'histoire il existe bien un premier pont à Coca, le Golden Bridge, qui date de 1912. Certes il permet de traverser le fleuve, mais il est devenu trop étroit pour le trafic qui l'emprunte aujourd'hui et, en conséquence, des barges doivent aussi assurer la traversée du fleuve pour le désengorger.

Avec l'auteur, nous suivons la naissance du pont aux côtés de plusieurs personnages représentatifs, venus de toutes les régions du globe, nouvelle ruée vers l'ouest, pour participer à l'heureux et gigantesque évènement, qui est à la dimension de l'Amérique des grands espaces sculptés de main d'homme, comme il n'en existe nulle part ailleurs.

Ils sont des responsables du chantier : 

Georges Diderot, la cinquantaine, le dirige, c'est un "bridgeman" expérimenté et il se plaît à "travailler le réel". Sanche Alphonse Cameron est grutier, c'est un petit espagnol, son second prénom royal étant "sa talonnette symbolique", propre à le grandir, lui qui ne mesure qu'un mètre soixante-deux et qui a été accueilli à Coca par Shakira Ourga, une grande russe, une tête de plus que lui, au "corps bizarre, à la fois maigre et baraqué". Summer Diamantis vient de Paris et elle est "responsable de la production de béton pour la construction des piles".

Ils travaillent sur le chantier :

MoYun est un Chinois "fin de jambes au profil de falaise". Duane Fisher et Buddy Loo ont 19 et 20 ans, ils sont inséparables, "peau rouge, peau noire, sangs mêlés". Soren Cry est "un chat mal aimé qui se prendrait des roustes et rêverait d'en donner", il vient du Kentucky. Katherine Thoreau fait vivre sa petite famille, deux jeunes garçons, une petite fille, un mari invalide à la suite d'un accident, en conduisant un engin de terrassement : "c'est encore une belle femme, quarante ans peut-être plus"...

Ils s'opposent au chantier et vont tenter d'empêcher la naissance du pont :

Jacob, professeur à Berkeley, depuis 20 ans, passe la moitié de son temps auprès des Indiens pour les étudier. Les propriétaires des barges, avec à leur tête le Français, savent que la construction du pont va les ruiner en rendant leur commerce lucratif inutile.

Avec tous ses personnages nous vivons pendant un an les différentes étapes de la construction du pont, qui n'est interrompue que pendant les trois semaines de nidification de petits oiseaux protégés et que par une grève qui ne dure pas. Cette construction est jalonnée d'incidents et d'accidents. Pendant cette construction hommes et femmes connaissent l'amour et la haine, le sexe et la violence, la vie et la mort, comme dans la vraie vie exacerbée.

Des corps se heurtent, se blessent ou se joignent pour s'aimer. Tout cela dans un paysage grandiose, sentant bon l'épopée de l'ouest, où la ville de Coca est elle-même un personnage fabuleux, qui se souvient, comme les autres, de son passé récent et plus ancien. Naguère et jadis.

Cette histoire nous est racontée tambour battant, dans une langue virile, d'une grande richesse de vocabulaire, parfois aussi d'une verdeur appropriée, pour que nous n'oubliions pas que nous sommes sur un chantier et que les mots doivent être aussi rudes que les choses.

Les détails techniques ne manquent pas non plus. Plus que crédibles, ils font partie très naturellement du récit, de même que les dialogues qui sont incorporés au texte, ce qui a pour effet de ne pas nous donner de répit. C'est pourquoi nous sommes au bout du compte étonnés que l'immense chantier s'achève enfin. Car nous nous étions habitués à respirer au rythme de ses sirènes.

Francis Richard

Le 3 novembre 2010 le jury du Médicis a décerné son prix à ce livre.