Magazine Culture

America Solitudes de James Sacré (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Sacré, america solitudes C’est un livre massif sur lequel James Sacré travaille, si l’on en juge par les prépublications partielles en revues et livres d’artistes, depuis une vingtaine d’années. Selon l’auteur lui-même, l’ouvrage vient de plus loin encore : « Ce livre (…)/ Je l’entends qui vient depuis Cœur élégie rouge / Ou déjà (à cause de celle qui m’accompagne / Dans l’entente et les malentendus, des paroles pour aimer, des gestes / Qui font que le corps est un corps) oui déjà / Depuis La femme et le violoncelle, La transparence du pronom elle. »(p.306) Livre d’une vie ? Non. Mais livre qui s’attaque poétiquement à l’expérience longue d’un pays, certainement. Dès le début, Sacré nous fait entrer dans un flux régulier de poèmes dont le mouvement presque berçant, régulier (balancement léger de train ou de rocking-chair) est produit par l’emploi d’un vers libre souvent long, ponctué, presque verset ou prose rythmée travaillant le lié plutôt que la rupture. Cela produit une unité de ton assez sensible : par exemple, si l’interrogative reste fréquente, je n’ai relevé aucune exclamative dans tout le livre. Cette parole égale permet d’unifier la variété des approches, car chaque poème est un angle de vue différent sur la réalité américaine : d’où cette image récurrente du tressage ou du tissage (panier, tapis, étoffe…) comme une métaphore du travail d’écrire. Pour simplifier, je vois quatre « thèmes » dont les ramifications s’entremêlent selon les poèmes mais qui me semblent pourtant dominer : l’espace, la rencontre, la réflexion, la poésie. 
 
« C’est de plus en plus descriptif ma poésie » (p. 238). La diversité des paysages américains permet à Sacré de développer toute une série de poèmes-photos ou poèmes-espaces, comme on voudra. Il a une façon de cadrer, de construire, de distribuer les couleurs qui est proche de celle d’un artiste plasticien, en mots : « Le poème se construit au fur et à mesure que le paysage est là ; / Le paysage qui se défait puis qui revient, / Les toujours mêmes motifs de formes / Qui se disposent autrement, tournant / Dans ce qu’on voit, ce qu’on écrit : / Groupes de hauts silos métalliques ça fait / Comme des paquebots dans le ciel très vaste, / Et tout en bas de leurs blocs de silence / Un convoi ferroviaire longtemps. » (p. 13) La démarche peut être aussi inverse : description objective d’un paysage, d’un lieu, d’un objet… Puis la rêverie ou la réflexion s’articule à la description, mais dans un mouvement si fluide que l’on ne voit pas vraiment comment on est passé d’une rangée de vieux barils d’essence à une réflexion sur le poème (p. 50), ou d’un panier indien à une méditation sur la mort de l’artisanat (p. 71). Certains paysages, rares, peuvent être l’occasion d’une expérience mystique athée ; c’est le cas à Monument Valley. « Quelque chose est beaucoup plus grand là / Que la minuscule geste humaine et ses calculs. / Un endroit pour faire sa prière au monde / Mais demander quoi ? » (p. 282) ; « Tout un baratin de métaphysique ou de poésie / Conviendrait mal / On peut que dire : le monde est là, / Sa couleur plus ou moins rouge / Selon que la pierre est touchée / Par l’ombre ou la lumière, vrai / La poésie ni l’idée d’un dieu n’ajouteraient rien plus. » (p. 283) Mais ce peut être aussi l’expérience plus ordinaire de l’apaisement du soir : « Une belle douceur est là dans le soir / Les arbres / Sans mouvement dans leur feuillage / Le bruit tranquille des voix /Et la très fine couleur orangée qui diffuse / Dans le bleu à peine du ciel / la nuit qui vient. // C’est à Bloomfield dans le Nouveau-Mexique,/ Ca pourrait être n’importe où dans le monde. » (p. 336)Dans d’autres poèmes, l’espace n’est plus arrêté comme en photo, mais en mouvement, comme dans un film : on pourrait parler de « road poems » pour On parcourt de longues distances (p. 55-64), ou Toute une région dont je ne vais pas vous raconter l’histoire (p. 159-165). Depuis l’objet le plus simple jusqu’au paysage le plus vaste, Sacré a la capacité non pas de faire rêver le lecteur mais de le faire voir en mots. 
 
America solitudes : un pays, c’est un espace, mais il y a aussi les gens. Or ce qui est frappant dans ce livre, par rapport à la représentation habituelle que l’on a des Etats-Unis, c’est l’absence totale de la grande ville, de la foule. Et c’est parfaitement volontaire : « Chicago quasiment rien tu passes » (p. 121), ou bien on se retrouve « à l’est de Phoenix » (p. 187), ou bien encore sur « la 610 nord, Houston qu’on voit plus, le Texas qui continue » (p. 314). Très clair évitement de l’urbain au profit du village, de la bourgade, du ranch isolé, du camping à l’écart… « Le pays est tout rempli de villes, / Mais de solitudes vivantes aussi » (p. 195) Et le pluriel de « solitudes » dans le titre s’explique doublement : c’est d’abord un choix du poète, « Dans ce pays souvent je préfère être seul / plutôt qu’avec des gens. » (p. 335) On le sent énervé par la bêtise touristique dès qu’il arrive sur un « site » connu ; il ne souhaite pas d’intermédiaire, de guide, pour découvrir un paysage. D’où le choix du camping autonome plutôt que du voyage organisé. Mais il y a aussi la solitude générée par l’individualisme américain : à Northampton, « On a l’impression de se trouver / Parmi des solitudes » (p. 41). Ou plus largement : « Tant de gens qui se rencontrent si peu et tous dans leur solitude / Avec le sentiment d’un être ensemble, à cause des autoroutes peut-être / Ou d’un dieu qui serait avec eux toujours, à cause de Coca-Cola / A cause de rien, leur solitude jamais partagée : si j’en sais quelque chose ? » (p. 307) Amérique émiettée : chacun est dans sa vie comme ces chauffeurs de camions roulant jour et nuit «  à 140 à l’heure / D’un bord à l’autre de ce pays » (p. 58) Pour autant, Sacré ne nie pas l’échange possible, l’amitié : voir le poème De temps en temps tu rencontres un poète (p. 43), ou bien la belle évocation de Ruth Mortimer (p. 236). Mais le plus souvent, les rencontres se font au hasard de la route : une serveuse dans un café, un marchand, un navajo qui travaille au camping ou au zoo… Des vies se croisent, parfois sans dialogue, juste un sourire, mais il y a une humanité vraie dans ces rencontres sans lendemain. 
Le regard du poète sur l’Amérique n’est pas neutre ; il porte un jugement, même s’il prend soin de dire que le modèle américain étant devenu mondial, sa critique serait identique pour bien d’autres pays : « Dans ce pays / Chacun mange sa grosse part du monde. / Ca se transforme en dollars et détritus partout. / C’est presque difficile / D’exagérer, pour en parler : / Tout partout / Dollars et détritus. / Dans ce pays : dans beaucoup d’autres / Aussi. » (p. 201) Cette critique est disséminée dans tout le livre, mais on la retrouve concentrée dans le poème Quelle vérité d’un pays dans un livre ? (p. 199-206). La première critique concerne le mode de vie américain : « l’énorme rumination de commerce et de consommation qu’est ce pays » (p. 169). Tout devient à vendre, à n’importe quel prix, jusqu’au mot « désert » (p. 98), ou la religion (p. 106), ou le passé (p. 107)… Mais la critique radicale de Sacré tient à l’histoire et à la destruction des Indiens qui a été le prix payé pour faire naître les Etats-Unis. Cette question de l’histoire, de son oubli ou occultation, et de son injustice parcourt le livre comme un fil rouge, pas seulement lorsque le poète vit dans les territoires navajos ou hopis. Le poème-lettre « à Christophe Wall-Romana » (p. 264-265) est tout à fait explicite, mais les exemples pourraient être multipliés. Et l’on comprend très bien pourquoi la colère de Sacré est profonde : l’expropriation de force des Indiens a abouti à la création de cette société industrielle, technique, marchande, égoïste et froide, au prix de la ruine d’une société rurale en phase avec la nature. Cela rejoint dans d’autres livres de Sacré la question de la colonisation et celle de la destruction du modèle paysan traditionnel. Deux autres critiques sont récurrentes mais moins virulentes, il s’agit plutôt d’un regard moqueur et amusé : d’une part, le nationalisme américain et la manie de mettre des drapeaux partout, d’autre part, la bondieuserie : Y-a toujours une église pas loin (p. 243). Sur ce dernier point, Sacré distingue finement entre les « marchands du temple » et l’expression émouvante que peut prendre une croyance populaire à travers des objets, des coutumes, des édifices… 
 
Il reste un dernier pan du livre, et pas le moindre : en quoi s’agit-il de poèmes de Sacré, et non d’un simple carnet de voyage ? J’ai déjà parlé du rythme, mais il faut ajouter le jeu particulier de mémoire qui ricoche entre Etats-Unis, Maroc, Vendée. On voit très bien, comme dans les « livres marocains », que Sacré découvre autant qu’il reconnaît ; ce qui l’attire, c’est ce qui le rapproche de l’étranger, non pas ce qui serait radicalement différent. Il cherche un facteur commun humain entre les cultures, avec des variations bien sûr, mais pas d’oppositions radicales. Un poème comme Parler ton pays dans un autre (p. 141-150) serait un bon exemple de sa façon particulière de se dépayser/se retrouver. Un dernier point qui signe ce livre de l’intérieur : l’interrogation sur le poème en même temps qu’il s’écrit. Ce peut être l’origine de tout un poème, Et puis la main reprend son ouvrage (p. 175-179). Mais le plus souvent la question affleure de façon incidente, accompagnant le poème lui-même, quel que soit son thème : rappel de la situation d’écriture, interrogation sur la portée ou la justesse ou l’efficacité ou la durée… des mots qui viennent d’être écrits. Cette réflexion continue chez Sacré n’est pas pontifiante : le poète se présente toujours (avec ruse) en position d’insuffisance, d’incertitude, de déception souriante, de réussite minime et sans gloire : « Ma soupe au porc et cresson, petit bol / Sauce et pattes de poulet, dim sum voilà c’est fini / Mon poème aussi. Quoi d’écrit ? »(p. 124) Ou bien : « Au lieu de poser des questions dans mes poèmes / Qui sont, en plus, plutôt des façons de rythmer ma phrase / Que de vraies questions pour faire penser, / C’est d’oser d’abruptes affirmations que je devrais être capable / En bon poète qui se doit de maîtriser son art / Et d’en cogner pareil qu’avec ces anciennes poutres béliers (je m’en souviens d’une en Italie) / Les trop parfaits encombrants monuments d’ordre dans le monde. »(p. 305) 
 
Antoine  Emaz 
 
James Sacré -  America solitudes  - éd. André Dimanche – 342 pages – 27€

 
Poezibao a publié une autre note de lecture de America Solitudes de James Sacré par Yann Miralles et en publiera prochainement une troisième par Alexis Pelletier. 
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines