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America Solitudes de James Sacré (par Alexis Pelletier)

Par Florence Trocmé

America Solitudes, le livre tout récemment paru de James Sacré, passionne les poètes. Poezibao publie ici une troisième note de lecture du livre, signée Alexis Pelletier, après celles de Yann Miralles et Antoine Emaz.
America Solitudes de James Sacré (par Alexis Pelletier) Des recueils récents de James Sacré, voici le plus volumineux et, pour moi, l'un des plus achevés de tous ceux qu'il a écrits. Des extraits d' America solitudes avaient paru dans des revues, sous forme de plaquettes et même sur le site de Poezibao en 2008. Lire l'ensemble (près de 350 pages), c'est évidemment plonger dans l'espace des États-Unis mais d'une façon qui n'a rien de systématique. James Sacré fait pénétrer dans " L'Amérique un parce que / C'est pas tout un continent, / Mais seulement cet espace, quand même important, en sa partie nord. " (p. 197). L'ouvrage comprend 47 parties qui répondent à des titres que je lis un peu comme des marqueurs. Ils indiquent le sens du livre, tant dans sa direction que dans ses possibilités polysémiques : " Quelqu'un se souvient ", " De temps en temps tu rencontres un poète ", " Un emportement du poème ", " Pas facile d'effacer ce qui gêne ", " Arrêts pour prendre un café ", " Quelle vérité dans un livre ? " etc. Huit fois, le cours du livre est interrompu par des textes écrits en anglais et qui tiennent de la liste : " Breakfast : Michael's Kitchen, a Coffee Shop and Bakery, Taos, New Mexico (1995) " ou " Barbed Wire : Deming, New Mexico. Deming Luna Mimbres Museum ", pour ne donner que deux exemples. Même si elles ne sont pas mentionnées dans la table des matières, ces listes (faut-il voir des cut-up ?) doivent être considérées comme des poèmes, à part entière. On se souviendra d'ailleurs que dans l'anthologie Passeurs de mémoire ( Poésie / Gallimard, 2005), James Sacré avait présenté des extraits des livres de Rabelais et notamment " Deux poèmes listes : ''Les jeux de Gargantua'', chapitre XXII de Gargantua, et ''[...] des nouvelles des diables et des damnéz'', chapitre XXX de Pantagruel. "
La matière de ce livre est donc abondante.
Le livre tient de la déclaration d'amour, de la description, du Road Movie, de l'art poétique et d'une certaine manière du livre engagé.
Et ma présentation, pour réductrice qu'elle soit, permet de mesurer ce qui différencie America solitudes d'un autre ouvrage clé, consacré aux États-Unis, Mobile - Étude pour une représentation des États-Unis de Michel Butor(1962. Le lecteur trouvera une édition récente dans Œuvres complètes de Michel Butor. V. Le Génie du lieu 1. Éditions de la Différence, 2007).
Là où Butor donne une mosaïque de textes qui visent à englober l'expérience récente qu'il a des USA et qui proposent, de manière systématique, un survol de tous les États, Sacré affirme une ambition moins générale : " C'est évidemment pas que je veux décrire un pays : / J'y suis passé dans le désordre et le hasard / À cause de quelqu'un qui est aussi ce pays. / Il y a eu la tendresse et l'ennui. La colère. " (p. 9). James Sacré a vécu aux États-Unis (" M'y voilà mal ou bien vivant depuis vingt-huit ans " (p. 309)) et c'est un témoin humble et direct qui se présente au lecteur, au fil de ces pages, pour dire le hasard, le désordre, les colères, les émotions qu'il a éprouvés au fil des ans. Et jamais, bien sûr, (mais les autres livres du poète nous ont habitué à ce geste), ne transparaît l'idée d'avancer un jugement définitif. Les outils de l'écrivain, les mots, la prose, les vers, l'anglais comme le français sont toujours envisagés avec une distance qui fait que le livre ne donne pas une leçon mais constate le manque connaissance sur lequel l'écriture vient comme buter : " L'Amérique un peu, c'est pas / Pour en dire grand-chose / Mais plutôt pour mettre ensemble / Des poèmes que ce pays donne. / Je les reçois dans le plaisir autant / Que dans la colère souvent. / Pays qu'on a si longtemps connu. /On sait mal ce qu'on en dit / Ce qu'on a connu aussi. " (p. 310). Autre différence encore : l'écriture de Mobile occupe Butor entre 1961 et 1962 ; les premiers extraits d' America Solitudes ont paru en revue dès 1991. L'explosion jubilatoire de Butor laisse la place à ce que je n'arrive pas à nommer autrement qu'un artisanat sensible, celui de James Sacré.
America solitudes. D'une déclaration d'amour...
James Sacré dédie à sa compagne " ce livre/ qu'elle et son pays / m'ont donné ". Et dès la première partie du livre, le lecteur sait que l'ouvrage dit l'amour de Mary ‑ dans une tradition lyrique qui remonte à la Renaissance (en détournant le modèle, bien sûr) - en même temps qu'il dit l'amour du pays parcouru et des expériences vécues avec lui : " Le paysage emporte dans le plaisir : / Grand ciel et de grosses collines proches. / C'est repasser par ce qu'est la vie ensemble ; / Un pays parcouru longtemps, toi, mais toujours / Aussi quelque chose d'autre, l'amour / Comme on pouvait pas prévoir. " (p. 10).
Et s'il s'agit de parcourir le pays, il faut le découvrir, le décrire, le photographier, s'en souvenir, noter que le meilleur du souvenir est peut-être ce qu'on n'a pas noté, pas photographié. Toutes les marques habituelles de l'écriture de James Sacré sont convoquées : son plaisir de manger " au restau " et d'y écrire en même temps ; son intérêt pour les arbres, les oiseaux, la nature qui rappellent l'espace de l'enfance : aussi bien celui de la femme aimée (p. 18) que, assez régulièrement, la Vendée, le village de Cougou et aussi la présence du père. " C'est une route comme si / Entre Cougou et la Vieille-Castille avec évidemment / Quelque chose de l'Ouest américain. / Les toits de zinc en partie rouillés font penser / Aux tôles des hangars chez mon père, une pie / Et de la chicorée sauvage fleurie, en bord de route " (p. 218-219). La figure de la mère est aussi convoquée dans la partie " Hatfield en automne comme un séchoir de mots " (p. 229-234).
Et le lecteur de prendre conscience que dans l'écriture de James Sacré, l'amour, très simplement, est toujours associé à l'idée du don.

À un Road Movie...
Tout cela permet également de mesurer à quel point l'écriture de James Sacré sait s'adapter à l'espace et en traduire le rythme. Il y a d'une part une " Grande oblique en passant vite " dans la Pennsylvanie, le Kentucky et d'autres États. Le poème se fait notation presque. La vitesse est soulignée dans les mots du poème et dans le choix d'une réalité non pas pittoresque mais simplement marquante, pour des raisons qui le plus souvent relèvent de la subjectivité. Ainsi, " Avant d'arriver au pueblo de Santo Domingo / On passe par un paysage qui a l'air / De quelque chose d'enfoui / Et qui bouge obscurément, en échines et dos terreux / Couleur de peu d'herbe et de rocaille ocre-rose / Parmi les touffes éparses des genévriers. " (p. 132).
D'autre part, le poème sait s'arrêter sur une réalité américaine, y revenir et lui consacrer toute une partie du livre. C'est le cas, notamment, des camions - un des lieux communs des États-Unis - observés en plein Arizona, dans " Le roulement des camions dans la solitude à Holbrook " (p. 169-173) Mais j'aurais dû également nommer les " Arrêts pour prendre un café " (p. 181-186).
Le livre se lit au rythme du parcours subjectif de l'auteur et celui met en place un rythme, c'est-à-dire quelque chose qui informe l'écriture et qui impose, sans en avoir l'air, un tempo de lecture.
En évoquant la solitude...
Celles et ceux qui voient parfois dans James Sacré un poète mélancolique insisteront sans doute sur la figure de la solitude, inscrite dans le titre. Je n'arrive pas, pour ma part, à donner à cette mélancolie un véritable corps, dans toute l'écriture de Sacré et dans celle de ce recueil. Certes, il est vrai que le livre nomme des solitudes. Celle du poète à travers les États-Unis peut-être (mais y échappe-t-on dans ces espaces ?), celle des objets et des machines aussi, et celle des gens rencontrés (avec une mention particulière des Indiens, je reviendrais à eux plus tard) : " Tant de gens qui se rencontrent si peu et tous dans leur solitude / Avec le sentiment d'un être ensemble, à cause des autoroutes peut-être / Ou d'un dieu qui serait avec eux toujours, à cause de Coca-Cola / À cause de rien, leur solitude jamais partagée : si j'en sais quelque chose ? " (p. 307)
Cependant l'écriture de James Sacré n'est jamais celle de l'abattement ou d'un quelconque tædium vitæ. La rêverie accompagnée d'une certaine tristesse peut traverser les pages du livre mais elle ne me paraît jamais être un état. Il y a certes des moments de tristesse dans America solitudes, notamment dans " Travaillais-tu quelque part " (p. 235-241) où l'image d'une amie atteinte d'un cancer transforme pour un temps le poème en une sorte d'élégie, il y a presque aussitôt après des moments plus légers. L'ouverture de " Y'a toujours une église pas loin " (p.243-250), où le poète s'arrêtant " pour aller pisser [...] tombe " sur un petit carton posé / Juste à bonne hauteur, en haut de la faïence blanche : / ''Wanna go to Heaven, call / 1-800 225 Lord (a real number, try it)'' " bannit tout thrène pour passer par une humeur plus légère. L'écriture de James Sacré est donc celle du passage, de l'instabilité, avec comme souvent des changements dans l'énonciation : un je, un tu, un nous et un on qui alternent pour faire bouger le texte et la perception que le lecteur peut en avoir. Une instabilité que je peux bien considérer comme une image, si ce n'est de la vie, en tout cas du vivant.
Et en pensant aux Indiens...
Je viens de nommer la solitude des Indiens. Et j'avais dit, présentant l'ouvrage qu'il était d'une certaine manière un livre engagé. Le thème des Indiens est une des grandes affaires d' America solitudes (et très différemment encore que dans Mobile). L'ouvrage ne cesse de revenir aux Indiens pour dire une indignation très forte, proche parfois d'un ton colère, inédit à ma connaissance, dans l'œuvre de Sacré : " Mille neuf cents, mille neuf cent vingt, le crime était presque parfait : / Si peu d'Indiens qui restaient, / Deux cents, trois cent mille pas plus. / Mais si peu d'entre eux, depuis toujours, qu'on disait / Malgré tous ces endroits que leur parole a nommés / La parole indienne avec son histoire mêlée / À partout dans ce pays qui l'oublie. // Pas trop fort, pas trop vite / On refait ces anciens comptes aujourd'hui : / Cinq millions, dix millions d'Indiens, peut-être bien plus / Qu'ils étaient ; / L'oncle Sam se souvient plus, / Son American Holocaust Museum non plus. " (p. 114). Des citations comme celle-ci pourraient envahir ma notice, tant elles sont fréquentes. Et le lecteur un peu pressé aurait beau jeu de conclure à l'engagement de James Sacré dénonçant le génocide des Indiens...
Oui mais... Comme toujours la parole de James, dans son apparence simple, ne manque pas d'égratigner la parole consensuelle. Condamner le génocide des Indiens aujourd'hui peut facilement relever de la bonne conscience. James Sacré nomme cet écueil et, ainsi, l'évite. " Un pays c'est toujours du pays volé / Les Navajos par exemple venus d'où, et comment ? // Un pays volé les États-Unis, / Personne qui pourrait dire le contraire. / Mais le mien de pays, Cougou, la Vendée / C'est quelle histoire de gens bousculés dans la longueur du temps passé ? // La vérité d'un pays qui pourra dire ? / Les plus anciens venus (et les nouveaux pareils) qui ne veulent plus que d'autres viennent. / Et ceux qui sont partis, ou qu'on a disparus ? " (p. 194).
Dans un pays, face à son Histoire, face à ses paysages, face aux gens qui l'habitent comme dans une histoire d'amour, le poète nomme ce qu'il a vécu, ce qu'il a retenu tout en étant conscient de ce qu'il oublie. Et, en somme, le poème devient aussi le constat de tout ce qui manque, de tout ce qui n'est pas compris. Et c'est ainsi que perdure le désir d'écrire comme un désir amoureux.
Pour donner une poétique...
Il est peut-être possible alors de parler de poétique de James Sacré. Et de dire que celle-ci se construit dans l'humilité et l'évidence d'un pays rencontré. L'évidence est la suivante : le poète est celui qui écrit des poèmes. Et James Sacré l'affirme : " Dans les moraines de mes voyages et de mon vécu américain : rien plus / Qu'un livre de poèmes. " (p. 310). La formulation est à retenir et à creuser. Sa manière de faire boiter le français entre le " patois " et le langage parlé situe l'écrivain au cœur de ce qui l'a constitué. Tout aboutit à une évidence qui se résume peut-être en trois vocables pour pénétrer dans l'univers des livres de James Sacré : " mots, geste, silence et nuit ". Trois de ces quatre termes apparaissent en tous cas comme point d'orgue à America solitudes.
Un volume de nuée (comme une dorne tendue)
Mélange du rouge et du bleu dans le sombre de la nuit venue
Au-dessus du Rio Grande entre Bernalillo et Albuquerque.
On pourrait se demander si c'est à cause de l'éclairage urbain
Ou s'il s'agit des couleurs d'un orage contenu.
Le Rio Grande à des endroits n'est plus
Que de longues flaques d'eau quand même encore vivantes
Entre des bancs de sable et de galets, des herbes très vertes
Puis la ligne forte et tourmentée des peupliers cottonwoods
Qui marque le parcours du fleuve.
Et maintenant, loin dans la nuit, la grande forme en triangle de la montagne Sandia
Cet emmêlement de rouge et de bleu sombre a touché
Au minuscule moment où j'ai ramassé un caillou
Mal roulé avec des cassures lisses
Et des couleurs de feu et de verre brûlé dans la masse de pierre :
Fugitif rapport entre l'immensité du ciel dans une attente
Et le temps d'un geste pour tenir un caillou dans mon cœur.
De quoi parlent ces mots maintenant venus,
Et si, comme une plus vraie nuit, ils n'effacent pas tout ?
(p. 340)
Alexis Pelletier

(à ma connaissance la dorne est dans le patois vendéen le creux du tablier, c'est-à-dire l'endroit où l'on dépose le meilleur de ce qu'on vient de récolter. A.P.)


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