Dans l’hôtel XVIIIème où est installé le Musée de Tourcoing, rebaptisé ‘Eugène Leroy’ à l’occasion du centenaire du peintre, se déroule une très belle exposition rétrospective (jusqu’au 31 mars). Leroy disait “Je n’ai pas voulu faire une belle toile, j’ai seulement voulu faire de la peinture” : ses toiles, qui pèsent jusqu’à 90 kg, débordent de matière picturale formant des masses, des flots, se recouvrant sans cesse, avec, sous la couche dure de surface, une peinture restée molle, mouvante et bougeant encore, laissant parfois réapparaître des couleurs enfouies, s’en dissoudre d’autres, donnant à voir d’autres vallées, d’autres amas au fil du temps. Comme de plus Leroy retravaillait sans cesse ses tableaux, jamais satisfait, c’est bien là une peinture vivante.
On est d’abord attiré par un long mur bleu où s’alignent 18 grandes toiles, de 1960 à 1998, et on le suit en procession, comme devant un chemin de croix. La profondeur de la salle permet de se tenir à distance pour discerner, en plissant parfois les yeux, les contours d’un visage ou d’un corps, puis de s’approcher au plus près pour saisir la complexité de la peinture. Il n’y a pas de distance juste, pas de vision appropriée, il n’y a que des expériences à avoir, naviguant en zigzag au gré des sensations qu’on éprouve face à ce mur de peintures. Se brûlerait-on en s’approchant trop ?
Dans cet Autoportrait noir de 1960, son visage semble émerger de la noirceur du fond, mais ce fond lui-même est un paysage; j’ai pensé à la Véronique, au visage du Christ émergeant du tissu.
Dans la série des Saisons (Saison 4, dont un détail est montré ci-dessus), c’est, étrangement, dans le viseur de mon appareil photographique que le motif apparaît le plus clairement, vision plus distancée, plus révélatrice. Peu importe le sujet, semble-t-il, que ce soit un nu, une tête ou un paysage, il n’est là que pour révéler la peinture : ni motif, ni anecdote, de la peinture pure.
Il y a dans ses toiles comme une présence occulte, de prime abord invisible à l’oeil nu, qui ne se révèle qu’après une longue contemplation. J’y ai ressenti une forte dimension religieuse; j’ignore si d’autres ont fait cette analyse ou si Leroy en a parlé, mais je suis frappé par l’importance de la religion dans sa vie : élevé par son oncle et tuteur, un abbé, envisageant un temps de devenir moine, écolier dans un collège religieux où, à 15 ans, son professeur, l’abbé Cau, l’encourage à dessiner, pèlerin à Rome à 19 ans, professeur toute sa vie dans des établissements religieux en Hollande puis dans le Nord, Leroy a clairement baigné dans une atmosphère catholique très intense, très traditionnelle. Sa première exposition parisienne, en 1943 à la galerie Else Clausen, présente des tableaux religieux; la vision d’une icône à la Galerie Tretiakov à Moscou en 1974 fut pour lui une révélation qui a influencé toute sa peinture. Son ami le plus proche est un prêtre poète, Maxime Deswarte. Ce ne sont là que quelques indices, certes importants pour comprendre l’homme, peut-être pas déterminants pour saisir sa peinture. Mais je crois, je pressens que ce sens de l’immanence, du mystère, de la révélation qui traverse toute son oeuvre, peut être lié à cette vision religieuse du monde, à cette croyance. Leroy a dit un jour “C’est un acte de foi que d’acquérir une de mes oeuvres”. Peut-être est-ce déjà un acte de foi que de regarder son Christ de 1958.
Photos de l’auteur. Eugène Leroy étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses oeuvres seront ôtées du site à la fin de l’exposition.