Plus tard, quand l’enfant consultera les cartes pour tenter de reconstituer le cours des événements, il se rendra compte qu’ils n’étaient à ce moment-là qu’à cent vingt kilomètres de Briançon et donc à moins de deux heures de la frontière. Or, sans qu’on comprenne pourquoi, la mère n’a pas roulé vers Briançon. Elle a pris plein Sud. Venant de Florac, elle pensait sans doute initialement passer par Alès et Avignon, puis longer la côte jusqu’à Nice. Comme elle était remontée jusqu’à Valence pour traverser le Rhône sans encombre, au lieu de continuer ensuite plein est jusqu’à la frontière, elle s’est mise à redescendre vers le sud, sans doute toujours avec cette idée qu’elle devait entrer en Italie par Nice. A sa décharge, il est vrai qu’on ne se rend pas toujours compte que l’Italie monte si haut vers le nord et qu’une ville comme Turin arrive presque à la hauteur de Lyon. A sa décharge également, il faut dire que les routes dans les Alpes évitent les massifs et qu’en venant de Valence ils étaient venus butter contre le Vercors avant d’être naturellement acheminés plus au sud. Et c’est vrai qu’à cet endroit il aurait non seulement fallu traverser le Vercors, mais aussi le Massif des Écrins pour atteindre l’Italie, ce qui était impossible puisqu’il n’y avait pas de voie carrossable directe. Par contre, une fois arrivés à Aspres, il suffisait de rouler plein est et de franchir bien vite cette fameuse frontière ou à la rigueur de suivre la route qui remontait jusqu’à Briançon. Malheureusement la mère n’a pas pensé à cela. Une fois le saucisson acheté, ils sont repartis aussitôt sans avoir consulté la carte, l’enfant en est certain. Il se souvient parfaitement qu’ils ont mangé dans la voiture tout en continuant de rouler, afin de ne pas perdre de temps. Il revoit encore la mère qui tenait sa baguette d’une main tout en conduisant, ce qui n’était d’ailleurs pas facile.
Après, il ne sait plus trop. Ils sont passés par tellement de villes qu’il a presque tout oublié. Il y a comme un grand trou noir dans ses souvenirs. Par contre, ils sont passés par Laragne-Montéglin, il en est certain. Avec un nom pareil, qui fait penser à « araignée », ce serait difficile de ne pas se souvenir de cette ville. Pauline avait même ri en voyant le nom de la localité sur un panneau indicateur. Mais quand ils ont traversé le bourg, il n’y avait pas plus d’araignées là qu’ailleurs.
Pauvre Pauline… Elle s’était endormie sur le siège arrière et n’a donc pu suivre tout le déroulement des événements. L’enfant lui-même, qui était pourtant à l’avant et qui était bien éveillé, aura vraiment du mal à tout reconstituer par après. Après Laragne-Montéglin, ils se sont retrouvés à Sisteron sur une voie rapide. Cela a contrarié la mère, qui craignait plus que jamais les contrôles de gendarmerie sur les grands axes. Elle n’avait pas tort, évidemment, mais qui pouvait prévoir…Il se souvient qu’elle a tourné à gauche à un certain moment, pour emprunter une route moins importante et donc en principe moins surveillée. En consultant la carte, il en déduit qu’ils ont dû passer par Digne et Castellane. C’était d’ailleurs un sacré raccourci pour arriver à Nice car s’ils avaient dû suivre la grand-route, en passant par Manosque et Aix-en-Provence, c’eût été beaucoup plus long. Pourtant la mère n’a pas regardé à cela, elle n’en a même pas eu conscience, il en est certain. Elle roulait à l’instinct, non en fonction des distances, mais en fonction des dangers potentiels qui auraient pu survenir.
Et là, ils ont vraiment joué de malheur. Malgré toutes les précautions qu’elle avait prises, c’est sur cette petite route que le drame a eu lieu. Mais qui aurait pu le prévoir ? Ils venaient de quitter une ville, probablement Castellane donc, quand, à un rond-point, ils aperçurent deux fourgons de gendarmerie. Manifestement, il y avait des contrôles le long de la route qu’ils devaient prendre, celle de Grasse. Instinctivement, la mère freina et comme il n’y avait personne derrière elle, elle fit une rapide marche arrière de quelques mètres pour se retrouver dans le rond-point, manœuvre interdite et dangereuse, on s’en doute, et qui ne manqua pas d’attirer l’attention des agents en faction. La petite Peugeot fit le tour du terre-plein central à toute vitesse (ce qui réveilla Pauline) et s’engagea plus vite encore sur une route secondaire dont personne ne savait où elle pouvait bien mener.
Bon, pendant dix minutes il ne se passa rien, au point qu’ils ne savaient pas trop s’ils devaient s’attendre ou non à une réaction des gendarmes. D’un côté ceux-ci étaient fort occupés avec leur contrôle routier et ils n’avaient peut-être pas trop envie de s’engager dans une course-poursuite, mais d’un autre côté il ne se pouvait pas qu’ils n’aient pas remarqué l’infraction grave qui avait été commise. Le plus inquiétant, c’est qu’ils avaient dû se dire que ce véhicule avait voulu les éviter, ce qui était par ailleurs la plus stricte vérité. Un chauffeur qui freine en catastrophe quand il voit des gendarmes et qui prend subitement une autre direction, c’est un chauffeur qui a quelque chose à se reprocher, c’est évident. Voilà bien pourquoi notre trio était inquiet. La mère roulait à vive allure, mais tout en restant prudente. A vrai dire, elle avait plus les yeux rivés dans son rétroviseur que devant elle. C’est l’enfant qui l’avertissait quand il voyait qu’ils allaient aborder un virage dangereux. Quant à Pauline, à genoux sur la banquette arrière, elle scrutait la route derrière eux et servait de vigile.
A un certain moment, il y eut une longue ligne droite et la mère accéléra encore. Mais voilà qu’en passant à la hauteur d’un petit parking, ils aperçurent deux motards qui discutaient. Encore des gendarmes ! Le coin en était donc truffé ! Évidemment, vu la vitesse à laquelle roulait la Peugeot, il fallait s’attendre à une réaction de leur part et cette fois cela ne tarda pas. Au moment où ils abordaient le virage suivant, Pauline signalait déjà que les motards se mettaient en selle. Avaient-ils été prévenus par l’autre patrouille ou bien réagissaient-ils seulement à l’excès de vitesse ? Ce n’était pas l’heure de réfléchir à cette question et d’ailleurs peu importait de savoir quelle hypothèse était exacte, cela revenait de toute façon au même. Tout ce qu’il fallait retenir c’est qu’ils avaient maintenant deux motos à leurs trousses et qu’ils avaient intérêt à les semer.
La mère accéléra encore pour autant que ce fût possible. C’est alors que l’enfant vit un panneau indicateur qui ne le rassura vraiment pas. « Maman, fais attention », dit-il d’une voix que la peur rendait blanche, « ils disent qu’on est sur la route des gorges du Verdon. » En entendant ces mots, la conductrice sursauta. Les gorges du Verdon ? Il ne manquait plus que cela. Cela promettait d’être sinueux et jamais elle ne parviendrait à semer des motos dans un endroit pareil ! En ligne droite, elle aurait encore pu y parvenir… Encore que… Il ne fallait pas rêver, une 206 Peugeot, ce n’était quand même pas une Ferrari, alors que les motos de la gendarmerie étaient forcément équipées d’un moteur avec une grosse cylindrée. De toute façon le problème ne se posait pas : il n’y avait aucune ligne droite, mais une route tortueuse avec des virages incessants et là, on le savait d’avance, les motos auraient toujours l’avantage puisqu’elles étaient à la fois plus légères et plus puissantes. Bref, ils étaient dans de beaux draps, il n’y avait pas à dire, même si Pauline ne voyait toujours rien venir derrière eux.
Alors la mère se concentra entièrement sur la conduite tandis que l’enfant lui servait de copilote improvisé. Ils n’eurent même pas besoin de se concerter, cette complicité se fit spontanément. Il annonçait la courbe des virages et leur dangerosité, il évaluait la distance entre ceux-ci et il signalait tous les obstacles possibles, comme les panneaux indicateurs ou les barrières de sécurité. A tout instant le moteur rugissait, se lançant au maximum, puis on entendait le bruit aigu des freins, quand ce n’était pas le crissement des pneus sur l’asphalte. Parfois, on empiétait dans le gravier ou dans l’herbe du bas-côté. C’était souvent voulu, mais pas toujours. Face à un virage à la courbe trop prononcée, il arrivait que la voiture flottât un instant avant de se reprendre in extremis. Mais alors, un pneu se retrouvait souvent en dehors de la route, dans l’herbe jaunie de cette fin d’été. Cela faisait alors comme un grand nuage de poussière qui empêchait Pauline d’observer la progression des motards.
Car ils progressaient, ceux-là, il n’y avait rien à faire. Ils étaient prudents et ne prenaient aucun risque, mais ils progressaient. Au début, la petite les apercevait bien loin derrière, trois ou quatre virages en contrebas. Mais maintenant, ils se lançaient dans les lignes droites au moment précis où la Peugeot les quittait en abordant le virage suivant, ce qui signifiait qu’il n’y avait plus guères que trois à quatre cents mètres qui les séparaient. La mère redoubla donc d’ardeur au volant, les yeux rivés tantôt sur la route, tantôt sur le rétroviseur. L’enfant, lui, qui était du côté passager, voyait mieux que personne le bord de la chaussée, là, où les pneus allaient souvent empiéter. Et ce qu’il voyait ne le rassurait certes pas, car souvent, au-delà de ce minuscule accotement, il n’y avait rien. Rien que le vide et les falaises vertigineuses et à pic du grand canyon du Verdon. Certes le paysage devait être magnifique à contempler et en d’autres circonstances il ne s’en serait certainement pas privé, mais là, franchement, il ne voyait rien, rien que ce vide à sa droite, ce gouffre béant qu’ils longeaient sans cesse et dont ils se rapprochaient souvent, trop souvent. Et il avait peur, oui, vraiment peur. Il tenta bien une fois ou deux de prévenir sa mère, de dire qu’à tel endroit précis elle n’avait surtout pas intérêt de quitter la route et qu’elle ferait quand même mieux de ralentir avant de négocier le virage, car à côté il n’y avait que la falaise. Mais la mère n’avait pas le temps de regarder à sa droite. Elle roulait et cherchait désespérément sur sa gauche une route transversale où elle aurait pu s’engouffrer et tenter de se dissimuler aux yeux de ses poursuivants. C’était en effet la seule solution, car elle connaissait la supériorité des motos dans un tel parcours. Mais à gauche, il n’y avait aucune route, aucun chemin, rien. Rien que des arbres rabougris et un maigre maquis qui ne permettaient pas de se cacher.
Elle continuait donc de rouler, toujours de plus en plus vite, retardant autant que possible l’instant où les motos la rejoindraient et espérant toujours trouver une issue sur sa gauche. C’est dire qu’elle n’était pas fort attentive à ce que racontait son fils, qui parlait, lui, de ce qui se passait sur la droite. Certes, elle avait bien vu les falaises et elle avait conscience du danger, mais son attention était focalisée ailleurs. L’enfant, lui, dont le regard plongeait parfois dans l’à pic, se rendait sans doute mieux compte de ce qui était en jeu. Bien sûr, il ne voyait jamais le fond de ce gouffre, mais le peu qu’il en voyait lui donnait des sueurs froides. Et de toute façon, pour se donner une idée de la hauteur de la falaise au bord de laquelle ils roulaient, il suffisait de regarder en face, de l’autre côté des gorges. Là on distinguait bien le rebord du plateau et la cassure brusque et nette qui le brisait. Puis il y avait cette paroi verticale, cette roche parfois lisse et nue ou parfois déchiquetée et pleine d’arrêtes vives, mais qui toujours plongeait en une fois vers le fond, sans aucune pente, dans un à pic vertigineux. On se serait cru dans un paysage de westerns, en plein milieu du grand canyon du Colorado, sauf qu’ici, les acteurs qui jouaient dans le film, c’étaient eux et il n’y avait ni filets ni trucages.
L’enfant avait peur, très peur et il serrait les dents. Il faisait chaud, très chaud, et des goutes de sueur ruisselaient sur son front, lui brouillant même parfois la vue. En bas, il n’apercevait même pas le Verdon, qui devait couler bien à son aise, mais à quelle profondeur ? Il se souvint du rêve qu’il avait fait une nuit, avec une rivière merveilleuse qui coulait entre les parois d’une falaise chauffées à blanc par le soleil. Il lui sembla qu’il rentrait dans son rêve ou que celui-ci devenait la réalité, ce qui revenait au même. Mais la fin du songe aussi lui revint en mémoire, avec la disparition des deux femmes qu’il aimait le plus au monde et lui qui restait seul, en train de les chercher. Et si ce rêve était prémonitoire ? Si tout allait s’accomplir ici et maintenant et le cauchemar devenir réalité ?
Il regarda sa mère. Tendue, les dents serrées, elle aussi avait chaud et enlevait parfois d’un geste du bras la sueur qui dégoulinait le long de son visage. « Ils se rapprochent ! » hurla Pauline à l’arrière. Un coup d’œil dans le rétroviseur confirma le danger. Comment avaient-ils fait ? La minute précédente, la Peugeot avait encore trois virages d’avance et maintenant ils étaient là, à dix mètres environ, les gyrophares bleus allumés. Tout était perdu, c’était fini, terminé. Il n’y avait plus rien à faire. Une sorte de découragement s’empara de la mère. Tout cela pour rien ! Ces semaines et ces semaines d’errance pour en arriver là ! C’était fini, elle abandonnait. Il y eut comme un flottement. L’enfant le sentit aux vibrations de la voiture ainsi qu’au bruit du moteur, qui changea imperceptiblement de régime. Un instant, il crut même qu’on allait ralentir et s’arrêter. Certes, ils allaient encore à vive allure, mais la Peugeot avait légèrement rétrogradé et sa conductrice regardait maintenant dans le rétroviseur, comme si elle se demandait comment procéder pour stopper sans se faire percuter par les deux motos qui maintenant la suivaient à trois mètres et qui venaient d’actionner leur sirène.
Préoccupée par ce qui se passait derrière elle, elle quitta un instant la route des yeux et ne prit conscience du danger que lorsque l’enfant cria : « Attention, le virage ! » En effet, à quinze mètres se trouvait un virage en épingle à cheveux, presqu’à cent quatre-vingt degrés, car pour la première fois la route s’éloignait enfin de la corniche vertigineuse pour s’enfoncer plus en retrait dans le maquis. La mère ne fit rien. Elle regarda et ne fit rien. Il n’y eu pas le moindre coup de frein, pas la moindre tentative pour réduire la vitesse, rien. Déjà, elle avait compris que c’était trop tard, qu’il lui était désormais impossible d’essayer de négocier ce virage. La petite Peugeot continua tout droit, escalada le léger talus, franchit le mètre de broussailles qui la séparait du vide et plongea dans le gouffre aux parois verticales, chauffées à blanc par le soleil, pour aller s’écraser six cents mètres plus bas le long du Verdon.
(à suivre)