Il m’a fallu longtemps pour écrire sur l’exposition André Kertész, au Jeu de Paume (jusqu’au 6 février). Non par désintérêt, car cette exposition est superbe et présente (de manière assez classique) un panorama assez complet du travail de Kertész. Mais plutôt parce que la photographie de Kertész est polymorphe, s’intéresse à tout : on commence (en Hongrie) par des scènes très ordinaires, des maisons, des rues, des barrières, simplement représentées, loin du pictorialisme; les scènes de la première guerre mondiale montre le brave soldat Kertész en toute bonhomie, comme en colonie de vacances. Rien de brutal, rien de dérangeant, des enfants lisant, des scènes de pénombre, le tout en tout petit format. Par où saisir l’artiste, comment tirer des lignes de force de son travail, comment n’être pas seulement didactique en parlant de lui ?
Sans doute, ayant revu l’exposition (frustré de ne pas savoir comment écrire), en mettant l’accent sur ses manipulations, ses distorsions, ses jeux avec l’image. Ce n’est qu’un des aspects de son travail, mais c’est peut-être celui qui révèle le plus sa créativité, ses inventions, sa distance avec la seule représentation. La série la plus connue est bien sûr celle où il utilise des miroirs déformants pour faire avec le corps de ses modèles des formes monstrueuses, des assemblages de chairs énormes et tourmentées; on pense à Bacon, voire à Bosch, mais cette femme hydrocéphale et polymaste, monstre dévorant et dévoré est aussi une parente de Die Puppe. Ces photographies ont été faites sur commande pour une revue ‘légère’ comme on disait, joliment titrée ‘Le Sourire’, en 1933, à l’heure où l’Europe s’assombrissait; l’article qui les présente, de la poétesse Aimée-P. Barancy (par ailleurs amie de Céline), est titré ‘Fenêtre ouverte sur l’au-delà’ : revue coquine, certes, mais littéraire. Le photographe, voyeur invétéré, est là, comme le peintre ou le sculpteur avec son modèle, Picasso ou Pygmalion, démiurge à la Robert Walton. On ne se lasse pas de regarder ces femmes qui ne sont plus
Une autre distorsion est celle de l’eau, et sa fameuse photographie d’un nageur (son frère, je crois) en est un bel exemple. Là aussi, la représentation du corps se dilue, se déforme et nous fascine, ou nous inquiète (Nageur sous l’eau, Esztergom, 1917, BNF).
Photos courtoisie du Jeu de Paume