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Kertész joue avec les corps

Publié le 07 novembre 2010 par Marc Lenot

Il m’a fallu longtemps pour écrire sur l’exposition André Kertész, au Jeu de Paume (jusqu’au 6 février). Non par désintérêt, car cette exposition est superbe et présente (de manière assez classique) un panorama assez complet du travail de Kertész. Mais plutôt parce que la photographie de Kertész est polymorphe, s’intéresse à tout : on commence (en Hongrie) par des scènes très ordinaires, des maisons, des rues, des barrières, simplement représentées, loin du pictorialisme; les scènes de la première guerre mondiale montre le brave soldat Kertész en toute bonhomie, comme en colonie de vacances. Rien de brutal, rien de dérangeant, des enfants lisant, des scènes de pénombre, le tout en tout petit format. Par où saisir l’artiste, comment tirer des lignes de force de son travail, comment n’être pas seulement didactique en parlant de lui ?

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Sans doute, ayant revu l’exposition (frustré de ne pas savoir comment écrire), en mettant l’accent sur ses manipulations, ses distorsions, ses jeux avec l’image. Ce n’est qu’un des aspects de son travail, mais c’est peut-être celui qui révèle le plus sa créativité, ses inventions, sa distance avec la seule représentation. La série la plus connue est bien sûr celle où il utilise des miroirs déformants pour faire avec le corps de ses modèles des formes monstrueuses, des assemblages de chairs énormes et tourmentées; on pense à Bacon, voire à  Bosch, mais cette femme hydrocéphale et polymaste, monstre dévorant et dévoré est aussi une parente de Die Puppe. Ces photographies ont été faites sur commande pour une revue ‘légère’ comme on disait, joliment titrée ‘Le Sourire’, en 1933, à l’heure où l’Europe s’assombrissait; l’article qui les présente, de la poétesse Aimée-P. Barancy (par ailleurs amie de Céline), est titré ‘Fenêtre ouverte sur l’au-delà’ : revue coquine, certes, mais littéraire. Le photographe, voyeur invétéré, est là, comme le peintre ou le sculpteur avec son modèle, Picasso ou Pygmalion, démiurge à la Robert Walton. On ne se lasse pas de regarder ces femmes qui ne sont plus

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vraiment humaines, cette débauche de chairs, de rondeurs, d’orifices, sur lesquelles on a beaucoup glosé (Distortion n°41, 1933, MEP).

Une autre distorsion est celle de l’eau, et sa fameuse photographie d’un nageur (son frère, je crois) en est un bel exemple. Là aussi, la représentation du corps se dilue, se déforme et nous fascine, ou nous inquiète (Nageur sous l’eau, Esztergom, 1917, BNF).

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Mais c’est sans aucun artifice de miroir que Kertész sculpte le corps de la danseuse hongroise Magda Förstner en écho à la sculpture d’Étienne Beöthy à gauche (Satiric Dancer, 1926, BNF). Là encore, le corps féminin exposé, offert, même s’il reste habillé, est un talisman, une idole, objet de désir et de scopie voyeuriste. Non que Kertesz (qui fut brièvement l’époux de Rogi André avant d’épouser Elizabeth) ne sache aussi représenter la tendresse et l’affection. Mais ses recherches formelles semblent avoir libéré en lui des désirs insoupçonnés, des démons endormis.

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Une autre dimension complexe de son travail est celui avec des ombres. Cet autoportrait en ombre, s’il n’est pas le fruit d’une schize (réelle ou métaphorique) entre modèle et opérateur, doit être le fruit de calculs complexes pour déterminer le jeu de miroirs et l’emplacement idéal pour réaliser ce tour de force (essayez !); et combiner ainsi miroir et ombre, deux vecteurs éternels de l’autoportrait, l’un en positif, l’autre en négatif, dénote une magnifique réflexion sur l’ombre de l’artiste, sa présence comme empreinte au sein de l’oeuvre, qui s’inscrit dans l’histoire de l’art depuis la fille de Dibutades jusqu’à la publicité pour Égoïste (Autoportrait, 1927, Estate of André Kertész). 

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Enfin, dans sa période new-yorkaise, outre les polaroïds depuis sa fenêtre à la fin de sa vie, j’ai aimé, connaissant son caractère dépressif et son américanophobie, cette image toute simple et libertaire d’un petit nuage blanc, flottant librement face à la masse froide et imposante du gratte-ciel du Rockefeller Center (Le nuage égaré, 1937, Sarah Morthland Gallery).

Photos courtoisie du Jeu de Paume


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