Toujours sur Jack Kérouac - car nous n’en aurons (heureusement) jamais fini avec lui - ceci, de Cécile Guilbert dans « Sans entraves et sans temps morts » (Ed. Gallimard) :
On sait que, dactylographié en 1951, On the Road n'est publié que sept ans plus tard tant son auteur a ramé pour trouver un éditeur. Et encore : à condition de faire disparaître les noms des vrais protagonistes sous des patronymes fictifs et d'expurger le roman de ses scènes érotiques, notamment celles concernant l'homosexualité et l'amour des nymphettes. Un «caviardage» qui n'a pas empêché le livre d'unir les routards du monde entier sous sa bannière libertaire aux accents de jeunesse éternelle pour s'écouler à 10 000 exemplaires par an depuis 1957, mais dont la légende mirifique continue d'occulter la vérité quant au sérieux littéraire de Kerouac, sa position au sein de la Beat Generation, les innombrables malentendus que l'un et l'autre générèrent. Par bonheur, la traduction française du second volume particulièrement dense et passionnant de sa correspondance contribue à point nommé pour les dissiper. À commencer par la fameuse théorie de la « prose spontanée» qui valut aussitôt à Kerouac une foultitude d'épigones vulgaires et l'incompréhension de ses éditeurs alors qu'elle réclamait (comme le swing célinien) travail et discipline acharnés. Ce n'est pas parce qu'il écrivait « bourré d'alcool et d'amphés » que Kerouac n'était pas un «horrible travailleur », passant son temps à lire, étudier, penser comme un authentique écrivain qui se posait constamment des problèmes d'écrivain, avait Shakespeare comme modèle et se comparait inlassablement à Joyce, Proust et Balzac. Par ailleurs, ayant défini Sur la route comme « l'histoire de deux potes catholiques parcourant le pays à la recherche de Dieu» et la « Beat Generation» , comme un mouvement poético-évangélique (« béatifique », disait-il), Kerouac vécut comme un chemin de croix la célébrité acquise pour « de mauvaises raisons» grâce au premier et la trahison du credo de la seconde par les « beatniks» et ses soi-disant « amis ». D'où une lutte sur deux fronts soldée par une séparation croissante d'avec Allen Ginsberg et une irréductible solitude. En effet, obligé de s'allier aux beat « historiques» à la fois contre les attaques incessantes de la droite conservatrice américaine accusant le groupe d'encourager la délinquance et la criminalité dans ses écrits, mais aussi contre la vulgate propagée par des « artistes barbus et pieds nus qui ne foutent rien, n'écrivent pas» - « beatniks au rabais avec des flingues dans leurs mallettes baisant des filles et abrutis par la dope» - Kerouac est contraint de simultanément s'en désolidariser pour cause de flirt poussé avec la gauche radicale de la côte Ouest qu'il estime infiltrée par le Parti communiste. Aussi, alors qu'au fil des ans, Sur la route acquiert « la réputation d'être une sorte de truc anarchiste de blousons noirs à la Marion Brando» et la beat une communauté de « mecs à la coule» plus ou moins anarchistes, Kerouac qui se définit de plus en plus volontiers comme «un conservateur catholique» aggrave son cas en fustigeant l' « hystérie» des années 60, la « génération Pepsi d'illettrés tordus» et autres « étudiants abrutis, réduits au troupeau et menés par les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse moderne, c'est-à-dire Pavlov, Freud, Marx et Ignorance ». Mais il n'avait en vérité rien à voir avec tout ça. Car « moine littéraire» et « artiste à l'ancienne, passionné », Jean-Louis Lebris de Kerouac n'aura au fond et durant toute son existence désiré que ces quelques trucs simples qui au fond n'en font qu'un: avoir une cabane, des «visions », atteindre « l'éternité d'or» et «flotter comme un Chinois ». Il appelait ça « écrire» Et c'était toute sa vie.