Mains moites. Tes yeux obsèdent mes pensées, tes yeux dont la couleur varie, selon la lumière ou selon tes humeurs. Aujourd'hui le ciel est gris, mais j'espère tes yeux dorés. Comme la dernière fois où tu m'as regardé. Mains qui entortillent une mèche de cheveux, qui serrent fort mon sac. Je ne sais jamais quoi en faire, de ces mains. En fait, je ne sais jamais quoi faire de moi. Je me suis souvent imaginée le fait qu'avant, -sous entendu dans une vie antérieure- j'étais une frêle libellule verte, aux ailes translucides, me mouvant légèrement au grès des brises, dans un environnement trop grand pour moi, et pourtant à ma guise. Dans le brouillard et dans les herbes, je pouvais être invisible. Mais maintenant je suis coincée dans un corps, trop grand, trop voyant. Mes lourdes jambes sont tour à tour droites comme des pins, pliées, croisées à droite, à gauches, recroisées. Je balaye du regard les gens, fades, le sol, sale, les rails, rouillés, et m'attarde sur l'écran des arrivées : plus que cinq minutes. Gorge en boule, boule au ventre, et ventre en bouillie. J'y suis. On y est. Ton train va arriver, sa vitesse va me décoiffer, je vais imploser d'angoisse, te chercher du regard. Tu vas descendre, je m’avancerais vers toi, crispée sous un sourire figé. J'aurais le regard fixé dans le tien, aimanté, ou alors totalement fuyant, flottant à la fois partout et nulle part. Je serais trop contente et j'aurais à la fois trop peur de toi pour trouver quoi dire. J'arriverais peut être à articuler fébrilement un ou deux mots, peut être pas. Tu trouveras quelque chose à dire, toi. Je tenterais de t'entendre, sagement; l'écoute sera cependant difficile au milieu de l'autoroute de mes pensées. Tu me souriras, on sera heureux, malgré tout, après tout ce temps, n'est ce pas ? Tu te rappelles, nous deux ? Moi oui, je me souviens. Je me suis tellement souvenue. J'ai construit une bulle de souvenirs, une bulle de toi. Il y a tout dans cette bulle. Les courbes des muscles de tes bras, que j'aimais caresser, la souplesse de tes mèches de cheveux, si lisses et si brunes, leur reflet scintillant dans la lumière d'une aurore. Ton sourire parfait, ta voix chantante et reposante. Tes paroles qui me faisaient sentir si vivante et si bien. La manière dont tu prononçais mon prénom, comme s'il s'agissait d'une formule magique, d'une prière antique, d'un nuage d'étoiles qui filait entre tes lèvres. Et quand tu jouais du piano, le visage pâle et concentré, tes mains fines dansant sensuellement sur le clavier, sélectionnant des morceaux graves et ciselés, retentissant lourdement dans le silence de la pièce, rien que pour moi, pour faire gonfler mon coeur et miroiter mes larmes. Je ferme les yeux, ta douce image flotte en moi. Et tous nos moments. Même les mauvais, qui ne me paraissent d'ailleurs plus si détestable que cela, puisque tu étais là. Que va t'il rester de toi ? De nous ? J'ai tellement peur que tu éclates ma bulle. Je veux garder mes images de toi. Je suis bête, je ne me suis pas préparée à l'idée, pourtant si évidente, que tu as sûrement changé; tu seras toi, assurément, mais en différent, forcément. Et cette différence, si infime et infâme soit elle, peut se muer en aiguille transperçant notre flocon; mon flocon de nous, plutôt. Et je ne veux pas. Tu sais, j'ai cherché dans d'autres, ce qu'on avait, ou même un infime morceau de ce que tu étais, de ce que je ressentais, cette douce et intense électricité, ça m'a tellement manqué tu comprends, il y avait un vide à combler. Tu me pardonneras. Te le sais. Parce que j'ai échoué. Je n'ai pas réussit à te remplacer, ni à t'oublier, ni quoi que ce soit. Souvent je me dis, si seulement on avait été le genre des personnes normales, à se donner des nouvelles. Toi encore tu étais occupé là-bas, c'en est excusable. Mais moi .. Moi je préfère imaginer. Je suis en froid avec la réalité. La réalité, c'est la difficulté, c'est inflexible et sévère; c'est la solitude et la déception ... Je préfère la facilité du rêve, éternellement. J'aurais pu faire un effort, pour nous ? Toi aussi. Toi non plus.Plus que deux minutes. Je frissonne, de peur ou de froid, sûrement un peu, beaucoup des deux.Je regarde l'escalier, à côté duquel une tâche sur le panneau "Sortie - Métro" m'obsède. En forme d'étoile, elle est mon point fixe, j'y pose un regard discret et distant, d'où s'envolent mes pensées.Je vois l’escalier.Et je m'évade, encore et toujours : physiquement, réellement cette fois.