La fois où la guerre sonne faux

Publié le 07 novembre 2010 par Jlhuss

Jean Giraudoux, c’est l’humour dans la gravité, la fantaisie dans le sérieux, la légèreté dans la profondeur. Entrer dans un roman ou une pièce de cet auteur, c’est comme pousser la porte d’un restaurant où la délicatesse et l’honnêteté du chef vous assurent un zest d’évanescence dans le roboratif. Ce fils de percepteur limousin, fort en thème et germanophile, aux armes en 14, au verbe en 40, constitua avec son ami Louis Jouvet la cheville ouvrière du plus brillant théâtre français de l’entre-deux guerres. On ne sait s’il faut préférer Ondine ou Electre, Intermezzo ou La Folle de Chaillot, avant de se dire que le mieux est de tout prendre. Surtout n’oublions pas La Guerre de Troie n’aura pas lieu, où frémit, en 1935, mal exorcisée dans l’humour grinçant, l’angoisse de la montée des périls, doublée bien sûr du souvenir des boucheries de Verdun. Pourtant si Hector n’aime plus tuer, si la paix soudain sent bon l’olive, pourquoi ne pas fermer les portes de la guerre ? Pourquoi attendre les commémorations ?

Arion

Andromaque.  Aimes-tu la guerre ?
Hector.  Pourquoi cette question?
Andromaque.  Avoue que certains jours tu l’aimes.
Hector.  Si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers…
Andromaque.  Tu ne crois pas si bien dire…On l’aime.
Hector.  Si l’on se laisse séduire par cette petite délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat…
Andromaque.  Ah ? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat ?
Hector.  Très souvent moins qu’un homme… Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont autre poids, sont d’un autre alliage. On est invulnérable. Une tendresse vous envahit, vous submerge, la variété de tendresse des batailles : on est tendre parce qu’on est impitoyable ; ce doit être en effet la tendresse des dieux. On avance vers l’ennemi lentement, presque distraitement, mais tendrement. Et l’on évite d’écraser le scarabée. Et l’on chasse le moustique sans l’abattre. Jamais l’homme n’a plus respecté la vie sur son passage.
Andromaque. Puis l’adversaire arrive ?…
Hector.  Puis l’adversaire arrive, écumant, terrible . On a pitié de lui, on voit en lui, derrière sa bave et ses yeux blancs, toute l’impuissance et tout le dévouement humain qu’il est, du pauvre mari et gendre, du pauvre cousin germain, du pauvre amateur de raki et d’olives qu’il est. On a de l’amour pour lui. On aime sa verrue sur sa joue, sa taie dans son œil. On l’aime…Mais il insiste…Alors on le tue.
Andromaque.  Et l’on se penche en dieu sur ce pauvre corps : mais on n’est pas dieu, on ne rend pas la vie.
Hector.  On ne se penche pas. D’autres vous attendent. D’autres avec leur écume et leurs regards de haine. D’autres pleins de famille, d’olives, de paix.
Andromaque.  Alors on les tue ?
Hector.  On les tue. C’est la guerre.
Andromaque. Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes.
Hector. Je crois plutôt que je la hais…Puisque je ne l’aime plus.
Andromaque.  Comment arrive-t-on à ne plus aimer ce que l’on adorait ?
Hector.  Tu sais, quand on a découvert qu’un ami est menteur ? De lui tout sonne faux, alors, même ses vérités…Cela semble étrange à dire, mais la guerre m’avait promis la bonté, la générosité, le mépris des bassesses. Je croyais lui devoir mon ardeur et mon goût à vivre, et toi-même…
Andromaque.  Et la guerre a sonné faux, cette fois ?
Hector.  Pour quelle raison ? Est-ce l’âge ? Est-ce simplement cette fatigue du métier dont parfois l’ébéniste sur son pied de table se trouve tout à coup saisi, qui un matin m’a accablé, au moment où penché sur un adversaire de mon âge, j’allais l’achever ? Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois, j’étais agenouillé sur un miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide. Je ne sais ce que fait l’ébéniste en ce cas, s’il jette sa varlope, son vernis, ou s’il continue… J’ai continué. Mais de cette minute rien n’est demeuré de la résonance parfaite. La lance qui a glissé contre mon bouclier a sonné faux, et le choc du tué contre la terre, et, quelques heures plus tard, l’écroulement des palais. Et la guerre d’ailleurs a vu que j’avais compris. Et elle ne se gênait plus… Les cris de mourants sonnaient faux… J’en suis là.
Andromaque.  Tout sonnait juste pour les autres.
Hector.  Les autres  sont comme moi. L’armée que j’ai ramenée hait la guerre.
Andromaque.  C’est une armée à mauvaises oreilles.
Hector.  Non. Tu ne saurais t’imaginer combien soudain tout a sonné juste pour elle, voilà une heure, à la vue de Troie. Pas un régiment qui ne se soit arrêté d’angoisse à ce concert. Au point que nous n’avons osé entrer durement par les portes, nous nous sommes répandus en groupe autour des murs… C’est la seule tâche digne d’une vraie armée : faire le siège paisible de sa patrie ouverte.

Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935