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« Le train n° tant est annoncé avec un retard de 20 minutes » nous dit la voix. Les gens sur le quai, chacun dans sa solitude, s’animent soudain. On s’ébat, on s’inquiète, on ne sait ni quand comment pourquoi on arrivera à bon port. M’interrogeant moi aussi sur ma correspondance fichue, j’emboîte le pas du flot de voyageurs déboussolés jusqu’au guichet. On troque mon billet contre un autre sans oublier de me signaler que la réservation est gratuite. Je laisse échapper un « encore heureux !» et part en quête d’un journal. Un quotidien anglais fera l’affaire. Car j’améliore ma connaissance de la typographie anglaise. Différente de la nôtre. Nos amis britanniques ne se contentent pas de rouler à gauche et de pester contre l’euro, ils ne pratiquent pas les mêmes guillemets, n’ont pas les mêmes usages. J’aime leur différence. Mais pas totalement. J’ai parfois la faiblesse de partager le sentiment de mon ami deef qui précise « je ne les hais pas, je les méprise ». Parfois seulement. Le pays qui a enfanté l’ami William S., les sœurs Brönte, Jennifer Saunders, Dawn French ou Stephen Fry aura toujours ma sympathie.
Perdu dans mes annotations, j’entends cependant les interrogations de ma voisine du train retardataire : « est-il anglais ? qu’est-ce donc qu’il griffonne ? pourquoi a-t-il pris la place occupée par mon sac à main ? » Le roman posé sur la tablette me signale qu’elle est anglophone. Ou anglophile.
Tout à ma pause déjeuner, je déplie religieusement l’emballage bleu vichy de la portion de beurre « paysan breton » pour accompagner l’assiette de charcuterie que l’on m’apporte. Une carafe de vin du pays. « Un quart ou un demi ? » « Un demi ». Zut, je vais être pompette avant d’arriver à destination, moi. Une bouchée de pain beurré, une tranche de cornichon, et le journal télévisé de 13 heures de la deuxième chaîne anime la brasserie libournaise. Mais revenons à nos voyageurs inquiets.
La discussion est engagée avec la dame en rouge, ma voisine, Anglaise expatriée en Australie qui s’inquiète de l’avarie récente sur un A380. Je lui sers d’interprète quand une contrôleuse passant en revue ses voyageurs, déclare :
« Les personnes à destination de Paris descendent à Libourne, prennent le TER bidule pour monter à Bordeaux dans le TGV machin. » « Ah bon ? s’alarme un voisin, mais au guichet on m’a dit… » « On vous a dit n’importe quoi, » lance la contrôleuse perdant patience face aux mille questions de "ses" voyageurs. Chacun imagine son déjeuner annulé, l’inopportune attente du cousin ou de l’amant. Devant la trépidation des passagers, ma voisine et moi songeons aux mêmes scènes filmées par Jacques Tati. Un sourire et nous satisfaisons à notre curiosité respective et parlons, parlons…
Finalement, j’aurai été au bout de mon pichet de vin. Notant mentalement l’atmosphère guillerette de la brasserie, je surveille l’heure. Le chat se fait les griffes sur la chaise cannée. Deux yorkshires trottinent. Le patron sirote son Ricard.
– Vous avez goûté mon dessert ? Tout est fait maison, dit la patronne, sauf les œufs, car on ne pond plus ici.
Je partage avec elle un éclat de rire.
Je quitte Le Bridge, traverse la place, retrouve certains voyageurs croisés à Bergerac. Une dame confie sa lassitude à son interlocuteur au téléphone :
– Quand ça va mal, ça va mal…
Certes…