Henri Hude, normalien, philosophe, dirige le pôle d’éthique au centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Il se trouve actuellement aux Etats-Unis jusque fin décembre. Lire sur son blog ses précédentes Lettres d’Amérique.
Annapolis, Maryland, 4 novembre 2010.
Je me frotte les yeux à la lecture des grands journaux français consacrés ce matin aux résultats des élections américaines. La réalité, c’est la débâcle électorale du parti démocrate. Les Français ne veulent pas voir le fait objectif de la désaffection des Américains pour le président Obama, puni pour ses mensonges idéologiques.
Au secours ! Vite, RealClearPolitics.com
Je rendrai service à tout Français lisant l’anglais, et à certains journalistes, en les renvoyant au site d’information RealClearPolitics.com. Là se trouve un ensemble de faits politiques, sans omission – des faits chirurgicalement précis, mesurés avec exactitude, agrégés en totalités significatives et mis en perspective. On y trouve également un grand nombre de commentaires variés et complémentaires, qui partent des faits, non de fictions, pour éclairer l’actualité américaine et non pour raconter des histoires.
On observe avec satisfaction que le meilleur de ces dossiers de presse en français se trouve dans les commentaires des lecteurs, qui en savent plus que les journalistes, ou osent dire ce qu’ils savent, ou ont meilleur jugement. Si les choses continuent à aller dans le même sens, l’essentiel de l’information utile sur les USA (en France, ou plutôt à Paris) finira par se concentrer dans les blogs, et dans les agrégats de blogs, tels que Contrepoints.org, Libertepolitique.com, ou autres.
Comme d’habitude quand il s’agit de près ou de loin du président Obama, la presse française vit dans un curieux déni de réalité. Veut-on un exemple de ce qu’écrit la presse américaine ? Dans le Washington Post, (4 novembre 2010, A 31), nous lisons que la majorité électorale qui avait porté Obama au pouvoir a éclaté. « Il y a peu de vraisemblance qu’il puisse recréer l’ambiance magique de 2008 et de son extraordinaire campagne. [...] Ceux qui dès le départ avaient douté de lui sont désormais le noyau dur de son opposition. Beaucoup de ceux que sa candidature avait enthousiasmés sont, pour dire le moins, abattus. Ceux qui étaient simplement pleins d’espoir, n’espèrent plus. »
Il n’y a que la France qui continue de rêver.
La corde et la vache
Un premier article français, que je vais commenter dans cette lettre, et qui donne le ton, s’intitule : « La chambre aux Républicains mais pas le Sénat. » Commençons par le titre.
Ce titre est matériellement exact. Mais il induit en erreur. Il efface le fait objectif de la débâcle électorale du parti démocrate. Il masque le fait objectif de la désaffection des Américains pour le Président Obama. Voici pourquoi il manque gravement de sérieux professionnel, et pas seulement dans son titre :
D’abord, la majorité utile pour obtenir une décision au Sénat américain n’est pas de 51, comme ce serait le cas en France, mais de 60. C’est uniquement s’il a 60 sièges à lui tout seul (ce qui se produit rarement) que le parti au pouvoir peut imposer ses vues sans avoir à rechercher un compromis. Le nombre 51 n’a donc pas beaucoup de signification pour la fonction législative, il ne détermine que l’élection du président de l’assemblée et la répartition des fonctions dans les commissions. En outre, même avec 60 voix, il est recommandé au parti au pouvoir de ne pas passer en force, sans débat et sans concession. C’est le conseil que n’a pas suivi Barack Obama et c’est une des raisons pour lesquelles il est si sévèrement sanctionné. Ronald Reagan avait coutume de dire : « Quand j’obtiens 70% de ce que je voulais, je suis content. »
La suite de l’article se contente d’énumérer plusieurs gains républicains et plusieurs belles résistances des démocrates, épinglant quelques faits importants, mais sans rien mettre en perspective. Il donne l’impression que les démocrates, quoique sévèrement étrillés, ont sauvé les meubles. Il donne surtout l’impression d’avoir été fait à la va-vite.
Pour l’ensemble de la presse américaine, toutes tendances confondues, la débâcle électorale des démocrates est un fait de première grandeur. Le sens de cette débâcle, en revanche, doit faire l’objet d’une soigneuse interprétation (« Election results are open to (careful) interprÉtation », The Washington Post, 4 novembre 2010, A 1 et A 31).
Comme le notent quand même ces journaux français, notamment l’article qui m’a fait prendre la plume, le tiers du Sénat américain, non l’ensemble, soit 37 postes, était renouvelable. Mais cette dernière information est si peu complète qu’elle manque de pertinence. Le fait important, celle qu’un vrai professionnel n’aurait pas laissé passer, c’est que sur ces 37 sièges à pourvoir, il y avait deux fois plus de sièges républicains à renouveler (soit 23) que de sièges démocrates renouvelables (12). Les démocrates ont donc perdu au moins 6 sièges sur 12, et peut-être 7, donc au moins 50%.
Il s’en est fallu d’un cheveu qu’ils n’en perdent neuf. Et plusieurs sièges ne sont pas encore attribués, pour diverses raisons. Si donc le Sénat avait été intégralement renouvelable, avec 59 sièges démocrates, il y aurait eu, en faveur des républicains, et toutes choses égales par ailleurs, une majorité sans précédent. Ceci est parfaitement clair dans les pages A 22 et A 23 du Washington Post du 4 novembre 2010.
L’information intéressante, le fait significatif, c’est donc que le parti démocrate a perdu beaucoup plus au Sénat qu’à la chambre basse, où il n’a perdu « que » le tiers de ses sièges, tout comme il n’a perdu « que » le tiers de ses postes de gouverneurs. La déroute à la Chambre est donc accompagnée d’un vrai désastre au Sénat. Les articles français disent ainsi très exactement le contraire de ce qui est : est-ce là ce qu’en France on appelle l’information ? Quand donc aurons-nous dans ce pays un peu plus d’éthique médiatique ? Ce reproche, notons-le, ne vaut pas pour tous les journaux.
Comme l’écrit Dennis Cauchon (USA Today, 4 novembre 2010, 9A), « ce serait une sous-évaluation profonde que de décrire ce qui vient de se passer comme une vague républicaine » (To describe this as a Republican wave would be a vast understatement). Bref, la presse française suit l’exemple célèbre du maraudeur : celui-ci avoue avoir volé une corde. Et c’est la vérité, sauf qu’il oublie de dire qu’il y avait une vache au bout.
Le glissement des législatures locales
Ce dont la presse française (ou du moins ce que j’en ai vu on line) ne dit presque rien, et ce qui est encore plus important, c’est le glissement historique des législatures locales (« historic shift in state capitols », USA Today, 4 novembre 2010, 9A).
Comme on sait, chacun des 50 États possède non seulement un exécutif (le gouverneur), mais un mini-congrès avec deux chambres, plus une haute cour de justice, exactement comme la fédération des États-Unis. Les prérogatives des assemblées d’État sont considérables, par exemple en relève tout ce qui a trait à l’éducation.
Or les républicains, sans presque rien perdre de leurs positions propres, ont conquis sur les démocrates 19 (sur 50) de la totalité (soit les 2 chambres) de ces assemblées d’États. Ils en ont à moitié conquis plusieurs autres. Cela représente pour les démocrates une perte située entre 50 et 60% de leurs positions locales. Selon le même article d’USA Today, 650 postes de sénateurs d’État et de représentants d’État ont été pris aux démocrates par les républicains, qui retrouvent ainsi leur niveau historique de… 1928. L’assemblée de la Caroline du Nord, tout comme celle de l’Alabama, ont été gagnées par le Parti républicain ; elles étaient démocrates sans la moindre discontinuité depuis 1870.
Ces élections de 2010 étaient particulièrement cruciales, car ce sont les « State Capitols » qui sont chargés d’effectuer le découpage électoral. Or le prochain, qui suivra la publication du recensement de 2010, déterminera les résultats de 2012. En outre, la politique des républicains va sans doute être de renforcer les pouvoirs des États et, peut-être, de transférer aux États une bonne partie la gestion de la politique de santé et de sécurité sociale.
« J’ai pris une raclée la nuit dernière » (B. Obama)
À ces faits généraux s’ajoutent des faits particulièrement significatifs. Contentons-nous d’en relever quatre :
Le successeur de Barack Obama dans son fief électoral de l’Illinois, son poulain sénateur, désigné par lui pour occuper son siège, Alexi Gianoullias, est battu, malgré une campagne en sa faveur, brillante, dynamique, acharnée, à laquelle a puissamment participé le Président en personne.
Le sénateur Russ Feinglod, principal représentant des purs progressistes américains, version 68, est battu par Ron Johnson, chaleureusement endossé par le mouvement pro-life. Raymond Arroyo, sur la chaîne catholique EWTN, disait hier au soir que la majorité du Congrès étaient maintenant pro-life et que plus de quarante défenseurs ardents du respect de la vie venaient d’entrer au Congrès.
La Pennsylvanie, bastion symbolique des démocrates, visitée plusieurs fois ces dernières semaines par un président enflammé, a été malgré tout conquise par Pat Toomey. Ce dernier est un Tea-Party consciencieux et sympathique, d’une sincérité ravageuse, au visage naïf et aux oreilles décollées (un peu moins sur les photos officielles), et que peu de gens auraient cru éligible. « Le type du gars qui ne ressemble pas aux gars dont les gens ne veulent plus. »
Harry Reid, chef du Parti démocrate, le plus puissant des politiciens démocrates de ce pays, après le président Obama, sauve son siège de justesse et au finish, après avoir été mené durant la plus grande partie de la campagne par Sharron Angle, une inconnue par comparaison avec lui. Chose étonnante, lors de leur débat télévisé, le poids lourd s’est embrouillé dans ses fiches et n’a pas été capable d’articuler correctement sa déclaration finale (« closing statement »). En outre, ce n’est peut-être pas fini, car l’avocat de Mme Angle porte plainte contre Harry Reid, pour tentative d’intimidation des électeurs (c’est une sombre histoire d’employés des casinos de Las Vegas, qui auraient été forcés d’aller voter sous la pression conjointe des directeurs et des responsables syndicaux, alledgedly à l’instigation des subordonnés de Reid).
Bref, si l’on tient compte de tout cela, on a l’ensemble de l’image : un référendum contre le président Obama, qui s’est engagé à fond dans la campagne ; une punition de son « mensonge » : comportement jugé idéologique et partisan depuis qu’il est à la Maison Blanche, faisant suite à une campagne présidentielle en 2008, qui avait séduit par son aspect centriste et bipartisan ; une motion de méfiance à l’égard de ses principales politiques ; enfin, une déroute électorale de ses partisans, parmi les plus sévères de toute l’histoire de la démocratie américaine.
Le Président Obama a lui-même parlé de « raclée », dans une conférence de presse hier, avec une belle franchise. Cela, ce sont les faits. Leur interprétation est délicate. Cela ne veut pas dire que le Président Obama ne sera pas réélu. Cela ne veut pas dire que le peuple américain aurait endossé le programme républicain, ou qu’il s’identifierait au parti républicain, ou au mouvement Tea Party.
Mais cela veut certainement dire que ce pays est demandeur de quelque chose de nouveau, à la fois traditionnel et innovant, qui lui rende l’unité et le sorte de ses contradictions par « une nouvelle naissance dans la liberté ». Et ce qu’il demande n’a rien à voir avec la social-démocratie ou avec un remake de mentalité 68.