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Encore la nutrition forcée

Publié le 06 novembre 2010 par Samiahurst @samiahurst
Encore la nutrition forcéeDifficile, de rester calmes et de réfléchir devant une situation aussi tendue qu'une grève de la faim. En tout cas, c'est l'impression que donne parfois la lecture des journaux commentant le cas de Bernard Rappaz. Alors un peu de clarification.
Point 1 - Les médecins genevois ne s'opposent pas à l'application de l'arrêt du TF: ils l'ont bien compris, c'est tout.
Cet arrêt, qui l'a véritablement lu? On peut l'expliquer ainsi:
"Procéder à une alimentation forcée violerait les droits fondamentaux à la liberté d’expression et à l’intégrité personnelle du prisonnier. Pour justifier la nutrition forcée, il faut donc au tribunal une justification de ces transgressions. En Suisse, limiter un droit fondamental nécessite plusieurs conditions. Il faut que la restriction soit justifiée par un intérêt public. Passons. La restriction doit aussi être proportionnée au but visé. Finalement, «l’essence des droits fondamentaux est inviolable». C’est quoi, l’essence des droits fondamentaux ? Ici, il suffit de savoir que «le droit à ne pas être soumis à une peine ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant» y est inclus, et que le tribunal fédéral le concède explicitement. La nutrition forcée n’est donc justifiée que si elle ne représente pas un traitement inhumain ou dégradant. Uniquement «si elle est pratiquée dignement et conformément aux règles de l’art médical»."
"Si elle est pratiquée dignement et conformément aux règles de l'art médical." Les médecins n'ont donc pas à se plier à n'importe quel ordre. L'arrêt du TF exclu très clairement de cette obligation un cas de figure: celui où une nutrition forcée représenterait un traitement inhumain et dégradant. Sur ce point, le droit et l'éthique sont en accord parfait. Ce qui nous mène au...
Point 2 - Le droit et l'éthique médicale sont parfois en désaccord, oui, mais ce n'est pas l'enjeu principal ici.
Extrait d'un excellent interview d'Alex Mauron dans la presse d'aujourd'hui:
"Le Tribunal fédéral a une vision caricaturale de l’éthique médicale lorsqu’il évoque les directives de l’Académie suisse des sciences médicales comme si c’était l’alpha et l’oméga de l’éthique médicale. Celle-ci s’articule autour du droit à l’autodétermination du patient. Elle s’ancre dans la Convention européenne des droits de l’homme et dans la Convention européenne des droits de l’homme en biomédecine, c’est-à-dire dans le droit international le plus fondamental.

L’éthique médicale ne s’oppose pas au droit. Elle n’est pas au-dessus des lois puisque ses fondements sont ancrés dans la loi."

En fait, le Tribunal Fédéral l'admet aussi, cela. OK, du bout des lèvres peut-être. Entre les lignes sans doute. Mais il l'admet. Car comment savoir si on est dans un cas où il est possible de pratiquer une alimentation 'digne'? Vous l’avez deviné : en se basant sur le jugement de cliniciens conscients des valeurs de leur profession. D'où:
Point 3 - L'admissibilité (légale autant qu'éthique) de la nutrition forcée dépend entre autres d'un jugement clinique.
C'est aussi un des critères relevés dans le rapport du Comité pour la Prévention de la Torture dans un rapport de 2009 sur une nutrition forcée appliquée en Espagne. Cet avis a été cité, car il admet que la nutrition forcée peut parfois être admissible. Cela vaut la peine de regarder le détail. Voici leur avis texto:

"14. Si une décision est prise de nourrir de force un prisonnier en grève de la faim, de l'avis du CPT, une telle décision devrait être basée sur la nécessité médicale et appliquée dans des conditions appropriées qui reflètent la nature médicale de la mesure. De plus, le processus de décision doit suivre une procédure établie contenant des gardes-fou suffisant, y compris une décision médicale indépendante. La possibilité d'un recours légal devrait être disponible et tous les aspects de l'application de la décision doivent être monitorés de manière adéquate
(...)
La nutrition forcée d'un prisonnier sans remplir ces conditions pourrait tout à fait correspondre à un traitement inhumain et dégradant."

"Y compris une décision médicale indépendante", qui est donc un des "garde-fou" requis. Le CPT admet donc en effet que la nutrition forcée peut être admissible, oui. Mais seulement si cette conditions, et quelques autres, oui, sont remplies.
La menace de la justice valaisanne de poursuivre les médecins qui refusent l'ordre de nourrir de force leur patient est profondément gênante, parce qu'elle semble reposer sur une combinaison de ces erreurs. Les médecins n'ont pas à suivre un ordre fondé sur l'arrêt du TF si la situation n'est pas celle définie par le TF. Et les considérations éthiques sur lesquelles ces médecins se fondent ne sont pas 'extérieures'. Elles sont 'ancrées dans la loi', et font partie des critères dont se sert aussi le TF pour définir le champ de son arrêt: il y exclut la possibilité d'un traitement inhumain et dégradant.
Gênante, cette menace l'est aussi par l'impression qu'elle donne que la logique du bras de fer se poursuit. Que la question est de savoir qui est le plus fort. La question est en fait de savoir comment sortir de cette situation honorablement. Sans sacrifier de valeurs fondamentales. Ou aussi peu que possible.
Pour ça il faut sortir de la logique du bras de fer, justement. Continuer de chercher une solution qui ménage, aut
ant que possible, la chèvre et le chou. Si elle existe. Lorsqu'il n'y en a pas c'est que l'on est devant un cas tragique. Une situation où quoi que l'on fasse il y aura une transgression lourde. Mais toutes les transgressions ne sont pas égales. Violer les droits humains de quelqu'un, c'est justement ce qu'on est censé avoir décidé de ne faire à aucun prix. Le TF le dit d'ailleurs: la loi suisse aussi prévoit que 'l'essence des droits fondamentaux est inviolable'. En d'autres termes nous avons décidé qu'il restait à la fin des droits que nous ne transgresserions pas, même au nom d'une très très très bonne cause...

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