Philippe Meyer a beaucoup de talent. C’est lui qui déjà, en 1989, avait écrit et disait l’admirable texte accompagnant les images du film « De Nuremberg à Nuremberg » dont il était le co-auteur avec Frédéric Rossif. Chroniqueur matutinal de France Culture, il avait choisi de parler ce 5 novembre de la tentative en cours de Bernard Arnault, le patron de LVMH, de s’emparer d’Hermès, un des plus beaux fleurons du luxe français, resté indépendant. Sa chronique était si remarquable que, plutôt que d’en rendre compte ou de la commenter, nous préférons vous en donner la transcription complète.
« Auditeurs sachant auditer, ça n’est pas pour me vanter, mais selon Jonathan Swift, dans son irréfutable « Essai sur les facultés de l’âme », les lois sont comme des toiles d’araignées : elles prennent les moucherons mais elles laissent passer les frelons.
Monsieur Bernard Arnault n’est pas ce qu’on appelle à proprement parler un moucheron. Son patrimoine personnel est estimé à 18 milliards d’euros, c’est-à-dire deux fois et demi le budget du ministère de la Culture pour 2011.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais toutes les fortunes ne se valent pas. Je ne fais pas ici seulement allusion à leur montant. Je veux aussi parler de leur physionomie. Car les fortunes ont des physionomies et certaines sont plus sympathiques que d’autres.
La fortune de Monsieur Arnault n’est pas sympathique. Elle n’est pas sympathique pour la raison qu’il l’a bâtie sur le dépeçage d’un empire textile, que l’État l’a aidé à acquérir, en échange de l’engagement d’en sauvegarder les emplois, et que cet engagement n’a pas été tenu. Le groupe Boussac a été dépecé, dégraissé, revendu par appartements. Et, selon Libération, avec une mise initiale de 40 millions, Monsieur Bernard Arnault s’est retrouvé trois ans plus tard possesseur d’un magot de 8 milliards. La Commission européenne l’a bien condamné à rembourser une partie des aides qu’il avait encaissées – 340 millions –, mais que sont 340 millions quand vous disposez de 8 milliards !
Bref, la fortune de Monsieur Arnault ressemble beaucoup à celle de Monsieur Tapie, même si Monsieur Arnault est aussi proche du brochet en gelée que Monsieur Tapie l’est de la murène dite gymnothorax. De toute façon, ce sont deux poissons à forte mâchoire et l’on n’en connaît pas d’anorexiques.
La fortune de la famille Hermès est une fortune sympathique. Elle est sympathique parce que celui qui dirigea et développa cette maison pendant près de 30 ans, Jean-Louis Dumas, ne céda ni aux sirènes de la délocalisation, ni aux promesses mirobolantes des financiers, ni aux conseils intéressés de ceux qui auraient voulu que sa maison générât davantage de profits, en renonçant à sa tradition de production artisanale, pour se livrer à la machine à broyer industrielle.
En maintenant l’artisanat au cœur d’une entreprise dont la politique sociale pourrait servir de modèle, en 17 ans, Jean-Louis Dumas multiplia par quatre le chiffre d’affaires de sa maison et ses bénéfices par dix. Ceux qui expliquent avec un air dolant que la mondialisation ne peut s’accommoder que de la brutalité sociale et de la dépersonnalisation de la production, ont reçu, grâce à Jean-Louis Dumas, un démenti de la meilleure venue.
À sa mort en mai dernier, le Monde rappelait qu’à un analyste financier qui le questionnait sur sa stratégie financière, il répondit : « Que mes petits enfants soient fiers de moi ». Eh oui, ça existe !
En tournant habilement la loi – celle qui laisse passer les frelons - Monsieur Arnault vient d’acquérir 17 % des actions d’Hermès. C’est, dit-il, pour mieux aider l’entreprise. Les actionnaires d’Hermès, que Monsieur Arnault veut aider malgré eux, semblent le considérer comme le héros du film : « Harry, l’ami qui vous veut du bien ». Ils l’ont prié, compte tenu des circonstances dans lesquelles il s’est approprié les 17 % d’actions, de renoncer à son amitié.
Précisément en raison de ces circonstances, l’Autorité des marchés financiers, qui parait résolue à ne pas se laisser impressionner par les frelons, a ouvert une enquête. Sera t-elle soutenue, cette Autorité des marchés financiers ?
La Gauche, dont l’un des leaders, Laurent Fabius, est à l’origine de la fortune de Monsieur Arnault, aura-t-elle peur de gâcher son image en se portant aux côtés d’une industrie du luxe ? La Droite, assommée par le bling-bling, nourrira t-elle la même crainte ? La presse écrite et audiovisuelle, dont les budgets publicitaires sont en bonne part alimentés par Monsieur Arnault surmontera t-elle la peur d’éventuelles représailles ? Comme celles qu’eut à subir le Nouvel Observateur, lorsque cet hebdomadaire publia une analyse cruelle et documentée des échecs de Bernard Arnault au temps de la bulle internet.
Espérons que poser ces questions ça n’est pas y répondre.
Que le ciel vous tienne en joie ! »
En France, on adore dénoncer les biens mal acquis de dirigeants africains ou d’oligarques russes. C’est tellement plus confortable que de s’occuper de ce qui se passe dans notre propre pays. Bien peu de ces personnes parties de rien qu’on cite en exemple pour leur « réussite » exceptionnelle, qu’il s’agisse d’un Francis Bouygues, d’un François Pinault, d’un Jean-Charles Naouri ou comme c’est ici le cas de Bernard Arnault ne doivent cette réussite à leur seul talent et à leur labeur acharné. Pour bâtir en une vie une telle fortune, on doit nécessairement, à un moment ou à un autre, forcer le destin et avoir recours à des moyens et des méthodes que la morale réprouve. Et on laisse forcément, au propre comme au figuré des morts sur le carreau.
Reynald Harlaut