Quelle magnifique et délicate plume que celle de cette jeune écrivaine zimbabwéenne, Petina Gappah, considérée par Coetzee comme l'un des grands auteurs de ce pays à la dérive. Que de contrastes entre cette délicatesse fragile et la violence des portraits dépeints dans ce recueil de treize superbes nouvelles aux blessures à jamais béantes. La guerre de libération était promesse de jours nouveaux : une nation, le Zimbabwe, naissait des décombres de cette purulence historique, la Rhodésie du Sud. Peu importaient dorénavant sa couleur de peau, ses origines raciales : Noirs ( Shonas, Ndebele ou autres tribus), Indiens, Blancs étaient censés constituer un peuple unique de citoyens égaux. Y compris cet indien, patron acariâtre et pingre d’une quincaillerie où est employée Julia qui vit dans les Townships. Avant la révolution, le Blanc y était reçu avec déférence et le Noir au mieux avec condescendance. Mais avec la nouvelle ère et en dépit de la fuite de ses proches en Afrique du Sud par peur de l’esprit revanchard apocalyptique des noirs, l’Indien boutiquier sut se faire humaniste et cela sans roublardise : il est vrai qu’il aura fallu un salutaire coup de poing dans son visage de la part de son employée, Juliana, pour lui remettre les idées au clair. D’incongru potentat il devient l’ami fidèle de son agresseur. Lui aussi a cru aux jours meilleurs promis par ce glorieux révolutionnaire, Mugabe (« L’indien de tante Juliana », nouvelle p. 141). Et maintenant quand est-il des horizons fraternels après ces embellies ? La guerre de libération et les espoirs qui en étaient nés sont bien loin ; et avec les promesses du président et de la ZANU devenue sérail à privilèges d’une clique d’opportunistes. Des temps glorieux ne subsistent que les apparences et l’hypocrisie : il en est de la mort de ce soi-disant héros qui a passé les temps révolutionnaires à Londres et accompagné le vieil autocrate jusqu’à sa mort, son unique fait d’arme. Est présente à ses funérailles ce qui se fait de mieux dans la hiérarchie cleptomane du Politburo sous les yeux de la veuve désabusée par cette mascarade.
« Tout est noir, vert, marron et blanc. Noir, le marbre poli des pierres tombales, et noires, les tenues de deuil. Verte, l’écharpe présidentielle, vert olive, les bérets sur la tête des soldats, et vert, l’éclat artificiel du tombeau. Noire, la masse sombre de la foule réunie qui écoute le chœur des jeunes gens parés au combat en treillis vert bouteille leurs voix rauques dans la chaleur du mois d’août, chantant les chants d’une guerre qu’ils n’ont pas le droit d’oublier. Noires et brunes, les Warren Hills alentour, ces collines dénudées, les souches qui subsistent où se dressaient les arbres, ces arbres sont devenus le bois brun qui remplace l’électricité qu’il n’y a pas dans les maisons », p. 14.
Quelle ironie pour l’épouse de voir cette engeance cauteleuse être abusée à son tour, le cercueil ne contenant aucun cadavre (« La sonnerie aux morts », p. 11).
Et pendant ces temps de crise abjecte où une vie coûte moins cher qu’un pain, les familles se détruisent, soit dans l’exil – les migrants oubliant les leurs restés au pays, eux qui pourtant ont acheté le passeport salvateur -( « Ma sœur-cousine Rambanai », p. 165 ), soit dans la rapine et le règlement hypocrite de vieux contentieux. Gare aux plus fragiles, en particulier les femmes aux biens enviés par les parents des défunts époux ( « Un joli souvenir de Londres », p. 63).
Alors que la dilapidation des richesses nationales se fait par une petite élite médisante ( « Au cœur du triangle doré », p. 83), les autres n’ont que la débrouillardise qui bien souvent les mène dans l’interlope, le marché noir se faisant chemin royal :
« C’est contraire à la loi, bien sûr, ces activités de marché noir, mais autant passer les menottes à toutes les personnes vivantes entre le Limpolo et le Zambèze et en finir une bonne fois. Tel est le nouveau Zimbabwe, où chaque citoyen est un criminel. Un de mes meilleurs client, Monsieur le juge, Mr Mafa, est magistrat régional pour Harare, et un autre, Mgr Malema, est un pilier de la Sainte Eglise de l’Agneau Sacré. La dernière fois que j’ai vendu du gasoil à Monsieur le Juge, il m’en a réglé une partie en tomates – son bureau de Rotten Row regorge de légumes… », ( « Minuit à l’hôtel California » p. 205 ).
Ces catastrophes ne suffisant pas, un autre fléau, le sida, s’abat sur le peuple, flatté qu’il est par la ruine des infrastructures sanitaires. La « maladie sans nom » déploie ses longues ailes assassines et remplit le long cortège des tombeaux de cadavres qui se rassemblent bien au-delà des différences sociales et raciales. L’union est enfin retrouvée (« Les lèvres roses et gercées du fiancé de Rosie », p. 159).Dans cette désolation sans fin, il ne semble rester comme lot de consolation que le rire cynique ou encore la folie à l’image de cette jeune étudiante en Droit à la grande sensibilité qui voit l’université s’éloigner et l’hôpital psychiatrique lui ouvrir grandes ses portes (« Le chant de l’Annexe », p. 49). Et pourquoi ne pas tournoyer sans fin à l’image de ce vieil homme nostalgique qui enchaîne les pas de danse enfiévrés les plus ingénieux sur une piste cerclée de spectateurs aux sifflets admiratifs et cela jusqu’à ce que mort s’ensuive (« Le champion de danse de Mupandawana », p. 91) ?
Les Racines déchirées est un merveilleux recueil de nouvelles d’une justesse littéraire bienheureuse à l’acuité rare, qui plonge le lecteur dans un pays qui en dépit des espoirs a sombré dans la folie à l’image de cette inflation délirante. Un livre hautement conseillé.