Mon article qui suit a été publié dans le n° 69-70 (juillet-décembre 2003) de la revue Connaissance des Religions (Éditions Dervy).
« Transmettre un métier n’est pas transmettre des techniques. Les techniques sont condamnées à mourir. Elles naissent, se développent et disparaissent, remplacées par d’autres techniques appelées elles aussi à l’oubli. Transmettre un métier consiste donc à transmettre des valeurs. La mort vient souvent chercher l’homme au comble du savoir et de l’expérience. Celui qui meurt s’en va chargé de valeurs mais ces dernières ne périssent pas ; elles vivent dans cette chaîne d’alliance faite d’anciens et de jeunes, tour à tour porteurs et passeurs d’éternité… » La Fidélité de Lyon (note 1).
Si l’on en croit l’image qui en est donnée dans la majeure partie de la littérature lui étant consacrée, les romans comme les essais, le Compagnonnage apparaît comme fondé et centré sur la transmission d’un riche patrimoine traditionnel. Qu’il s’agisse des savoirs-faire artisanaux ou encore de ses rites et symboles, chacun s’accorde en effet à voir en lui, avec admiration, le conservatoire d’un « Devoir » (note 2) transmis fidèlement de siècle en siècle depuis une époque reculée qui remonterait pour le moins au Moyen Âge, ou, si l’on en croît ses légendes, au temps du roi Salomon. Son aura de prestige est d’ailleurs d’autant plus forte dans certains milieux – je songe tout particulièrement aux Francs-maçons français – que, du fait du secret qui entoure de manière quasi totale le contenu exact de cette transmission, l’on « sait » – on soupçonne simplement en fait – que les Compagnons détiennent des connaissances ésotériques qu’auraient perdues la Franc-maçonnerie lors de son passage à l’état spéculatif (note 3).
Suite:
En énumérant avec complaisance (et un zeste de talent littéraire) force anecdotes et « sages paroles de Compagnons » (note 4), l’on pourrait embellir encore cette apologie du Compagnonnage en tant que société traditionnelle par excellence, dont la moelle épinière serait justement son sens aigu de la transmission, de la fidélité absolue à l’héritage professionnel et spirituel des Anciens. Mais l’ayant fait, aurait-on un tant soit peu saisi et fait partager au lecteur la véritable essence du Compagnonnage et de sa tradition ?
Rien n’est moins certain… D’autant que la réalité compagnonnique d’hier comme d’aujourd’hui est en fait fort éloignée de l’imagerie d’Épinal que colportent les « beaux livres » et autres best-sellers romanesques dont nous abreuve l’édition. À commencer par son histoire ancienne, pour laquelle on se satisfait de la réécriture permanente, sans apport nouveau, de celle rédigée par Agricol Perdiguier il y a plus d’un siècle et demi. Et cela sans se soucier de savoir si cette histoire n’était pas instrumentalisée à des fins aujourd’hui caduques. À poursuivre par la description de son organisation, de ses coutumes, de ses symboles et de ses rites, où sous l’apparence de l’érudition, l’on cultive sans scrupule l’approximation et (surtout) l’amalgame, notamment en direction du principal lectorat des ouvrages traitant de ce sujet : les Francs-maçons. Il est d’ailleurs intéressant à souligner que cette complaisance, dont l’attrait pour tout ce qui apparaît comme vaguement ésotérique est à la fois la cause et la « cible de clientèle », génère un effet pervers contribuant sans cesse à l’alimenter et à l’accentuer : englué dans son aura de mystère, à tort comme quelquefois à raison, le sujet apparaît aux historiens comme étant peu digne d’intérêt ou, tout au moins, comme faisant partie de ces domaines dont il vaut mieux, pour l’avenir d’une carrière universitaire, se tenir soigneusement à l’écart ! De la sorte, le sujet est comme abandonné et aux resucées commerciales ou romanesques, et aux spéculations les plus échevelées, l’une et l’autre de ces tendances pouvant d’ailleurs quelquefois fructueusement se combiner…
On l’aura compris, la tonalité générale de cet article sera critique. Car il est nécessaire de faire un tant soit peu table rase avant que de prétendre servir l’agape. Et comme malheureusement beaucoup d’idées reçues encombrent le sujet, il me faut donc accorder une place conséquente à quelques mises au point, sachant qu’à défaut de toujours pouvoir substituer des certitudes aux inexactitudes et aux erreurs, il est salutaire d’au moins clairement exprimer les doutes et baliser nettement certaines impasses.
1. – Les lacunes documentaires.
Le problème fondamental que rencontrent les historiens du Compagnonnage est celui de l’insuffisance des sources documentaires. En effet, dans l’état actuel de nos connaissances, l’existence de Compagnons n’est formellement attestée, en France, qu’à partir du milieu du XVIe siècle, pas avant. Il existe cependant des indices permettant de faire l’hypothèse sérieuse qu’existent des Compagnons tailleurs de pierre au moins dès le début du XIIIe siècle (note 5), ce qui apparaît d’autant plus probable qu’un compagnonnage est formellement attesté pour ce métier en Allemagne à peu près à la même époque, celui-ci se confondant avec les loges des grandes cathédrales gothiques (note 6).
Le Livre des Anciennetés des Juifs selon la sentence de Joseph, Jean Fouquet, vers 1470.
Paris, Bibliothèque nationale de France, Ms Fr 247, fol.163
Dans tous les cas, la naissance des compagnonnages résulte nécessairement d’une genèse longue et complexe dont nous ignorons les étapes.
Et si nous manquons de sources documentaires pour étudier l’origine des compagnonnages français, nous en manquons presque tout autant pour étudier leur évolution du XVIe jusqu’au XVIIIe siècle, tout spécialement pour ce qui concerne leur vie interne (fonctionnement comme aspects rituels). Les quelques documents que nous possédons pour le XVIIe sont essentiellement des sources judiciaires qui ne nous éclairent donc que très partiellement et, du fait même de leur nature, très partialement (note 7). Qui plus est, ces maigres sources documentaires trop discontinues dans le temps sont également très hétérogènes sur le plan des métiers concernés : si les professions de fabrique ou d’atelier comme les chapeliers, les tanneurs ou encore les menuisiers – professions où la concentration d’ouvriers engendre facilement des troubles – ont laissé un assez grand nombre de traces dans les archives judiciaires, il n’en va pas de même pour les professions de chantier, comme les charpentiers et les tailleurs de pierre, qui pourtant n’étaient guère moins remuantes.
Si l’on admet que tous les compagnonnages procèdent de la même origine, de la même tradition, ces sources sont donc déjà trop maigres pour n’être pas obligé, au titre d’un livre en forme de saga, de « rallonger la sauce » en recourant, outre les interprétations, à des apports hétérogènes (qui, en l’occurrence, risquent fort d’être principalement maçonniques). Mais si l’on n’admet pas cet a priori – c’est la seule attitude possible du point de vue strictement historique –, elles sont tout simplement impropres à brosser une histoire générale, sauf à se satisfaire de la forme d’un puzzle inachevé car incomplet de nombreuses pièces.
2. – Des idées reçues et des questions non formulées.
Malgré tout, la recherche compagnonnique fait depuis peu des progrès sensibles. Certaines trouvailles récentes (note 8) ont également conduit à cerner des aspects méthodologiques jusqu’alors négligés. Du fait de l’éclatement de plusieurs idées reçues particulièrement stérilisantes – on en verra quelques exemples au long de cet article –, on peut ainsi espérer des progrès plus significatifs dans les prochaines décennies.
Hormis la nécessité de mettre à jour davantage de sources documentaires internes, surtout pour les périodes antérieures au XVIIIe siècle, la question centrale se posant à l’heure actuelle aux chercheurs reste de définir clairement ce en quoi consiste un compagnonnage. Cette question est en partie connexe à la thématique de ce numéro de Connaissance des Religions : « tradition et transmission ».
En effet, s’il est indéniable que toute organisation compagnonnique repose, entre autres aspects (note 9), sur la transmission d’un patrimoine traditionnel, il n’en demeure pas moins que l’on ne saurait se satisfaire des termes de « tradition » et de « transmission », trop vagues en eux-mêmes, pour y voir ce qui caractériserait fondamentalement cette organisation et la distinguerait par conséquent des autres formes d’associations professionnelles : communautés (ou corporations, selon le vocabulaire tardif du XVIIIe siècle) et confréries de métiers. L’une et l’autre de ces formes sont elles-aussi ancrées dans une longue tradition.
La véritable question serait donc plutôt de savoir, au sein de « la tradition » ou « des traditions », ce qui appartient en propre à la forme compagnonnique et, corrélativement, quelles en sont les modalités particulières de transmission faisant que ni la corporation ni la confrérie ne sauraient a priori se substituer à elle.
Certains ne manqueront pas de m’objecter immédiatement que la réponse à cette question est pourtant évidente : le Compagnonnage est une organisation initiatique, alors que les corporations et confréries de métiers ne l’étaient pas. Mais je réitérerai là mon avertissement : que savons-nous au juste du Compagnonnage ? Sommes-nous bien certains que cette dimension initiatique était déjà présente plusieurs siècles auparavant ? Et qu’elle n’a pas profondément varié ? Ou encore, qu’elle est proprement « initiatique » ? (Voilà encore un terme qui n’est pas si clair qu’il peut le sembler à certains.) Sans compter, au titre des multiples questions connexes, le fait qu’il n’est aucunement à exclure que certaines corporations et confréries de métiers puissent elles-aussi avoir possédé une dimension initiatique, ce qui rendrait la distinction sans objet ou, du moins, à réviser dans ses termes…
3. – Deux postulats majeurs à réviser.
Les découvertes documentaires récentes relatives aux Compagnons Passants tailleurs de pierre ont tout particulièrement mis en lumière le fait que non seulement leurs traditions n’étaient pas si figées que ce que l’on croyait (j’y reviendrai), mais aussi que la frontière entre société compagnonnique, communauté et confrérie de métier n’était pas aussi nette que ce que laissait à croire le postulat formulé par le père-fondateur de l’historiographie compagnonnique moderne, Roger Lecotté : « le Compagnonnage, à l’origine, n’est rien d’autre [c’est moi qui souligne] qu’une réaction ouvrière contre les toutes puissantes corporations de jadis qui ne réservaient qu’aux seuls fils ou alliés de maîtres l’accession à la maîtrise. (note 10) » En l’occurrence, dans le cas des tailleurs de pierre, les sources documentaires ne mettent non seulement rien de tel en évidence, mais elles démontrent aussi l’existence de relations étroites et le plus souvent harmonieuses (note 11).
Dans l’immédiat, à cette formulation lapidaire qui semble n’appeler aucune contestation et qui fonde le phénomène compagnonnique exclusivement dans la revendication ouvrière, il est utile de confronter la célèbre note de René Guénon dans ses Aperçus sur l’initiation : « […] c’est un fait que, de toutes les organisations à prétentions initiatiques qui sont actuellement répandues dans le monde occidental, il n’en est que deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle ; ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie. » (p. 41, n. 1) Cette note appellerait de nombreuses remarques et critiques, notamment quant aux perspectives historiques qu’elle esquisse tout en les esquivant (note 12) ; je n’en retiendrai ici que le fait que conformément à la perspective générale de Guénon, elle met l’accent uniquement sur la dimension initiatique du Compagnonnage, sujet particulier sur lequel, pourtant, son œuvre ne comporte finalement guère de précisions (note 13).
Avec ces deux citations que l’on n’est d’ailleurs pas obligé d’opposer systématiquement (certains s’accommodent des deux à la fois), nous voici parvenus à une sorte de nœud gordien. Il vient s’y mêler jusqu’à se confondre des directions de recherche différentes, des postulats tour à tour convergents et divergents, ou, dans tous les cas, des idées dont on n’a pas pris suffisamment soin d’analyser dans quelle mesure elles étaient cohérentes entre elles et fondées sur de réels acquis documentaires ou simplement reçues. À ma gauche, les tenants d’une vision « ouvriériste » du Compagnonnage ; à ma droite, ceux d’une vision « traditionnelle » (au sens où Guénon l’entend comme à un sens plus général). Et au milieu ? (J’entends là autre chose qu’un lieu indécis.) Au milieu ? Rien ! C’est comme si le Compagnonnage n’avait d’autres alternatives que d’avoir été (et d’être aujourd’hui encore) soit un mouvement pré-syndicaliste – où les rites et symboles n’ont finalement pour fonction que de souder le groupe social, de le protéger de l’hostilité patronale et cléricale –, soit un cénacle d’initiés… mais à l’intellectualité très limitée !
Certes, je caricature quelque peu. Mais le fossé entre ces deux conceptions est bien réel. Et dans les deux cas, il témoigne d’une vision fragmentaire de l’univers compagnonnique, fragmentaire parce qu’extérieure et, surtout, trop idéalisée.
Je pense avoir suffisamment bien souligné, dans le principe, combien il est nécessaire de réhabiliter l’histoire, la recherche documentaire et la méthodologie. Examinons maintenant quelques points concrets qui nous permettront d’aborder ensuite de manière plus constructive la question de la tradition et de la transmission dans les compagnonnages.
1. – Un singulier phénomène, mais un phénomène pluriel.
Je viens d’employer un pluriel, les compagnonnages, au lieu du singulier usuel, le Compagnonnage. C’est là un point capital : si l’on peut légitimement employer le singulier pour traiter du phénomène compagnonnique en général, le pluriel s’impose dès lors que l’on entend s’occuper de ses expressions et de ses modalités particulières.
Le terme même de « compagnonnage » pour désigner globalement ce type d’organisation est trop récent pour permettre de correctement les saisir. Il n’apparaît en effet comme tel qu’à partir des années 1840. Auparavant, ces organisations employaient le terme de « Devoir ». Et encore celui-ci servait-il moins à les désigner formellement en tant que formes associatives qu’à exprimer le fait que leurs membres adhéraient à un code de conduite ainsi dénommé, quand bien même d’ailleurs d’autres sociétés se désignaient comme « non du Devoir » (ou, plus tardivement, « de Liberté » ou « du Devoir de Liberté »), ce qui revenait cependant au même sur le fond puisqu’elles entendaient simplement par là se démarquer d’une formulation de ce code qu’elles jugeaient trop étroite.
Depuis plusieurs siècles et jusqu’aujourd’hui encore, le paysage compagnonnique français se compose en réalité d’autant d’associations nettement distinctes qu’il est de professions pratiquées, voire, pour quelques-unes d’entre-elles, de familles « rituelles » (c’est-à-dire, car le terme est là encore assez trompeur, de fondateurs légendaires). Entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe, ces sociétés ont été amenées pour diverses raisons à se fédérer ou même à fusionner. Aujourd’hui, trois organisations nationales composent quasi exclusivement le paysage ; leurs structurations internes nous éclairent bien sur la complexité réelle de l’univers compagnonnique :
– Ainsi, malgré une apparence extrêmement monolithique, l’« Association ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France », fondée comme telle en 1941, est-elle une fédération d’associations de métiers qui, par ailleurs, sont souvent elles-mêmes composées d’autant d’associations distinctes que de villes où la société du métier possède un siège. Théoriquement, chacune des sociétés de métiers gère selon ses propres traditions le cheminement de ses membres. Sur le plan qui nous occupe ici, cela signifie que l’essentiel des rites de Réception (terme compagnonnique désignant l’initiation) des Compagnons Passants tailleurs de pierre ne sont connus que d’eux seuls et qu’ils sont différents de ceux des Compagnons Passants charpentiers, par exemple. Il est cependant un certain nombre de coutumes et de symboles communs à tous les corps, de sorte que tous se reconnaissent comme appartenant à la grande famille des Compagnons du Devoir.
– De son côté, la « Fédération compagnonnique des Métiers du Bâtiment », fondée comme telle en 1952, est elle-aussi une fédération d’associations distinctes qui sont elles-mêmes composées de sections locales. Là encore, les rites de Réception sont propres à chacun des métiers représentés.
– Enfin, l’« Union compagnonnique des Compagnons des Devoirs unis », fondée en 1889, présente pour sa part la particularité d’avoir dès son origine effacé toute distinction entre métiers et rites. Cependant, détail peu connu qui illustre bien la complexité du sujet, cette unité rituelle ne concerne en fait que les degrés d’« Aspirant » et de « Compagnon reçu » : les « Compagnons finis » (note 14), peu nombreux, reçoivent l’instruction rituelle que délivrait leur société de métier (ou celle qui a « accepté » leur profession) avant son adhésion-confusion à l’U.C. Par ailleurs, c’est trahir un secret de Polichinelle que de souligner le fait que les rites de Réception du Compagnon (reçu) sont à peu près similaires de ceux qui étaient pratiqués par le Grand Orient de France à la fin du XIXe siècle. Soucieux d’en finir avec les querelles entre rites et sociétés, c’est dans ce patrimoine « traditionnel » que les fondateurs de l’U.C., au demeurant presque tous Francs-maçons, sont allés puiser matière à unifier. La chose est d’autant moins paradoxale que tout au long du XIXe siècle, de nombreuses sociétés compagnonniques avaient déjà largement puisé dans le patrimoine maçonnique pour enrichir leurs rites et légendes – c’est là un point essentiel qui ne peut être développé ici mais dont il convient de tenir compte pour correctement appréhender la source principale de l’erreur fondant la théorie du « tronc commun » entre Franc-maçonnerie et Compagnonnage, c’est-à-dire les ressemblances formelles entre les deux types d’organisation.
2. – L’influence négative du premier historien du Compagnonnage.
La volonté d’unification animant les fondateurs de l’U.C. prenait son origine dans l’œuvre d’Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-la-Vertu, Compagnon menuisier du Devoir de Liberté (1805-1875). Ayant accompli son tour de France au milieu des années 1820, Perdiguier avait été profondément marqué par les luttes souvent mortelles qui opposaient alors fréquemment les membres de sociétés compagnonniques ennemies. Il décida de consacrer sa vie à prêcher la réconciliation des Compagnons. En 1839, il publie Le Livre du Compagnonnage, première publication exclusivement consacrée à ce sujet (c’est elle, au demeurant, qui propulsera l’emploi de compagnonnage au singulier). Sont décrites dans cet ouvrage une grande partie des sociétés compagnonniques de l’époque et quelques-unes de leurs traditions. Mais Perdiguier n’entend pas faire œuvre d’historien ou de folkloriste : ses descriptions ont pour but de faire ressortir les faiblesses du monde compagnonnique afin de le réformer. À ce titre, il pointe du doigt l’absurdité de certaines légendes, de certains rites et coutumes. Son idéalisme l’entraîne à émettre le postulat chrétien-démocrate que tous les Compagnons (et ouvriers) sont frères, que toutes les sociétés compagnonniques proviennent d’une seule souche primitive, que leurs divisions résultent de la religion, du patronat, etc.
Il s’agit donc de toute évidence d’une histoire instrumentalisée. Pour répondre à son objectif, la pacification des compagnonnages, elle gomme les divergences pour accentuer les ressemblances. Qui plus est, ses descriptions ne sont pas toujours aussi exactes qu’il y paraît à première lecture : quoi qu’il en soit de son idéal d’union, Perdiguier reste l’homme d’une société compagnonnique particulière, la sienne, et, comme tel, il n’a pas accès direct au patrimoine traditionnel des autres sociétés, notamment celles du Devoir, farouchement hostiles aux sociétés du Devoir de Liberté. Certes, des Compagnons du Devoir eux-mêmes sensibles à ses idées généreuses lui communiquent quelques informations, mais ils ne sauraient trahir trop avant le serment prêté lors de leur Réception et divulguer, quand bien même ils en connaîtraient tous les détails, l’ensemble de leurs traditions.
Si Le Livre du Compagnonnage de Perdiguier demeure aujourd’hui encore un précieux témoignage, quelquefois irremplaçable faute d’autres informations sur tel ou tel point, cette source majeure nécessite donc un recul critique. Et ce recul doit être d’autant plus grand que, fondatrice de l’historiographie compagnonnique et par ailleurs pleine de charme, cette œuvre a considérablement marqué les publications ultérieures, qui n’en sont bien souvent qu’un pâle décalque et ont généralement négligé de la compléter et de la corriger par le recours à d’autres sources, surtout lorsqu’elles ne s’inscrivaient pas dans la grille de lecture proposée.
3. – Un exemple d’instabilité traditionnelle : la légende de Maître Jacques.
Quoi qu’il en soit des détails, les compagnonnages de l’époque de Perdiguier apparaissent plus nettement encore que ceux d’aujourd’hui comme marqués par le pluriel. Un exemple très net de cette diversité – et, par conséquent, de l’instabilité du patrimoine traditionnel – nous est fourni par le légendaire du principal fondateur revendiqué par les sociétés du Devoir : Maître Jacques.
Lithographie éditée par Agricol Perdiguier, XIXe siècle.
Si la mieux connue de ces légendes (car c’est celle qu’a publiée Perdiguier dans son livre en 1839) décrit Maître Jacques comme ayant été un habile tailleur de pierre et architecte du temps de Salomon, assassiné dans le massif de la Sainte-Baume en Provence, il en est deux autres qui le présentent, l’une comme ayant été l’appareilleur des tours de la cathédrale d’Orléans, en 1401 (sans que l’on parle de sa mort), l’autre comme ayant été en réalité Jacques de Molay, dernier Grand Maître de l’Ordre du Temple, brûlé vif en 1314. Il existe aussi quantité d’autres variantes.
Si l’incohérence peut être considérée, d’un certain point de vue, comme caractéristique des légendes – dont on notera au passage qu’elles offrent un matériau d’étude très riche bien que difficile à exploiter –, il n’en demeure pas moins que de tels écarts sont gênants vis-à-vis de la théorie de l’origine commune. D’autant que lors de la parution du livre de Perdiguier, les premiers « enfants de Maître Jacques », les tailleurs de pierre Passants, ignoraient semble-t-il tout de l’assassinat de leur fondateur à la Sainte-Baume ! De fait, ils ne fréquentaient pas alors ce pèlerinage qui est pourtant souvent présenté comme celui de tous les Compagnons… Mais, à mesure que l’œuvre de Perdiguier pénétrait l’ensemble des milieux compagnonniques et alors même qu’ils n’avaient pour elle que mépris, les tailleurs de pierre se mirent eux-aussi, quoiqu’en assez petit nombre, à aller à la Sainte-Baume ! Aujourd’hui, bien que les légendes soient à peu près prises historiquement pour ce qu’elles sont, aucun d’entre eux ne songerait à retrancher cette version du patrimoine traditionnel.
4. – D’autres exemples d’instabilité du patrimoine traditionnel.
On mesure là combien la tradition compagnonnique est extrêmement perméable aux influences. Bien d’autres exemples confirment le fait.
Ainsi du vocabulaire. Par exemple, « Cayenne » – nom donné au siège compagnonnique rituel – appartenaient en propre il y a à peine plus d’un siècle aux Compagnons charpentiers ; il est aujourd’hui employé par presque tous les corps au détriment de « Chambre ».
Ainsi de certaines coutumes. Par exemple, jusque dans les premières décennies du XXe siècle, la « Mère » des Compagnons n’était jamais que l’aubergiste chez laquelle telle ou telle société prenait pension, n’hésitant pas à en changer lorsque la soupe était moins grasse ou le sourire à l’envers ; aujourd’hui, elle est devenue une sorte de Vierge compagnonnique, auréolée de sacralité et entourée de respect (note 15).
Ainsi encore des rites de Réception. J’ai déjà évoqué la question de l’influence des rites maçonniques, dès le XVIIIe siècle. Ce que nous savons à l’heure actuelle des rites pratiqués au XVIIe siècle, c’est-à-dire avant l’arrivée de la Franc-maçonnerie spéculative en France, reste malheureusement succinct. Cependant, les descriptions données par la Résolution des docteurs de la Sorbonne en 1655 nous montrent une trame bien différente de celle des rites du XIXe siècle, qui possèdent presque tous a minima une résonance maçonnique : il s’agit essentiellement d’épisodes de la Passion du Christ (note 16). La thématique de la construction du Temple en est totalement absente, même si – et pour cause ! – la scène se déroule à Jérusalem. De même, il est à noter qu’il n’est fait aucune référence alors à un maître fondateur dénommé Jacques (note 17) ou autrement.
5. – La transmission professionnelle n’est pas la vocation du Compagnonnage.
Une autre dimension importante de la transmission dans les compagnonnages reste à envisager, celle du métier. On serait en effet tenté de croire que, d’un certain point de vue, la vocation même des compagnonnages est d’assurer la transmission du savoir-faire artisanal. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire du fait des missions de formation professionnelle qui sont déléguées de plus en plus souvent aux centres d’apprentissage gérés par les associations compagnonniques. Là encore, même si les Compagnons préfèrent présenter le Compagnonnage comme une voie de perfectionnement professionnel plutôt que comme une voie de formation, il existe un décalage avec la réalité des siècles passés.
Pour entrer dans une société compagnonnique, il fallait au préalable posséder la connaissance de son métier (note 18), être capable d’en vivre. Si le fait d’effectuer son tour de France permettait d’acquérir un savoir-faire plus élaboré, ce n’était là qu’une de ses heureuses conséquences, mais pas le but que proposaient les sociétés sous l’Ancien Régime. Ce n’est d’ailleurs que durant la seconde moitié du XIXe siècle que certaines sociétés structureront formellement des cours du soir pour perfectionner les connaissances de leurs membres, notamment en matière de « trait », cette fameuse méthode de dessin géométrique qui contribue fortement à en faire des artisans hors du commun.
En fait, l’examen attentif des sources montre que la vocation des sociétés compagnonniques sous l’Ancien Régime était essentiellement d’ordre solidaritaire. L’ouvrier qui était contraint de voyager pour subsister ou qui avait envie de le faire, tant par désir de se perfectionner dans son art que par esprit d’aventure, avait besoin de telles structures fraternelles pour survivre décemment.
La lecture des plus anciens règlements connus des Compagnons Passants tailleurs de pierre (début XVIIIe) est à cet égard édifiante : les premiers articles décrivent l’arrivée d’un Compagnon dans la ville, le comportement qu’il doit observer afin de bénéficier de l’assistance fraternelle sous la forme du « roule » (note 19). Il s’agit durant vingt-quatre heures de lui offrir à boire, de lui trouver si possible une embauche et des outils s’il n’en a pas, un logement correct, etc. À défaut, il convient de lui fournir un pécule pour se rendre jusqu’à la prochaine ville où il peut espérer trouver une embauche. Ce n’est que plus loin dans les règlements que se trouvent les articles relatifs aux modalités de la Réception.
On notera aussi à ce propos que l’entrée dans la société n’était alors pas soumise à une longue attente « initiatique ». Si le tailleur de pierre était compétent dans sa profession – ce qu’il démontrait non pas par son savoir-faire pratique mais par ses connaissances en matière de dessin d’architecture et de stéréotomie –, s’il était catholique et de bonnes mœurs, s’il n’était pas endetté et possédait un bel habit, il était reçu Compagnon dans les meilleurs délais. Pas de chef-d’œuvre ! Pas de tour de France ! C’est précisément parce qu’il était capable de vivre de son métier qu’il pouvait « voyager la France » en faisant honneur à sa société et en n’étant pas une charge pour elle. Et l’appartenance à la société compagnonnique ne durait que le temps où l’artisan souhaitait voyager ; à son terme, il « remerciait » la société. Ajoutons que globalement, les sociétés compagnonniques d’autrefois étaient des sociétés de jeunes hommes et les anciens Compagnons n’y avaient pas droit de regard.
Là encore, au regard des pratiques du XIXe siècle ou d’aujourd’hui, on ne peut donc que constater de profondes évolutions qui obligent à envisager avec précaution la notion de « tradition compagnonnique ». Mais encore une fois, il faut cependant souligner que l’exemple donné ci-dessus ne vaut pas systématiquement pour tous les métiers et ne peut donc servir, par rétro-projection, à établir une règle générale.
« Pour nous, les compagnons, la véritable tradition du métier n’est pas de refaire ce que d’autres ont déjà fait dans le passé, mais de rechercher plutôt l’esprit qui a fait ces choses et qui, surtout, permettrait d’en faire d’autres en d’autres temps. » La Volonté de Chartres.
Après avoir ainsi mis à mal quelques-unes seulement des idées reçues quant à la « tradition » compagnonnique, au singulier, examinons pour conclure quelques points plus positifs. Il s’agit davantage d’esquisser quelques perspectives de recherche et de réflexion que d’établir une liste, même succincte, de ce en quoi consiste réellement le patrimoine traditionnel des compagnonnages.
Tout d’abord, même si nous avons vu que celui-ci n’est pas figé et qu’il a subi d’importantes « pollutions » maçonniques, il n’en demeure pas moins que non seulement il existe, mais aussi qu’il joue un rôle central : c’est par une cérémonie secrète initiant à ce patrimoine que l’on entre dans la communauté et non par une simple inscription administrative. De même, toutes les circonstances de la vie compagnonniques s’accompagnent de cérémonies, en partie publiques (par exemple la conduite du Compagnon partant), en partie réservées aux seuls membres.
Il est d’ailleurs intéressant à noter que, moins soumises aux tentations « théâtralisantes » qu’entraîne aisément la Réception (l’initiation), ce sont ces autres cérémonies qui ont le mieux conservé ce qui appartient aux traditions primitives.
De même, les chansons de Compagnons véhiculent-elles souvent des données symboliques et rituelles qu’on serait bien en peine de trouver par ailleurs (note 20) ou qui viennent éclairer d’un autre jour celles que l’on croyait avoir totalement comprises. Les surnoms sont eux-aussi très révélateurs, notamment chez les tailleurs de pierre où ils forment une liste édifiante de vertus.
L’iconographie n’est pas en reste. Si celle du XIXe siècle, d’une abondance variable selon les métiers et les sociétés, trahit une nouvelle fois la forte influence maçonnique, celle du XVIIIe, bien moins abondante, est sensiblement plus intéressante. Ainsi, l’analyse des variantes locales du blason des Compagnons Passants tailleurs de pierre ouvre de riches perspectives, tant en ce qui concerne leur « préhistoire » (leur histoire positive ne débute en effet que vers 1720 !) qu’en ce qui concerne, précisément, la dimension la plus fascinante de leur patrimoine traditionnel : j’entends parler ici de la géométrie ou « trait ». Sans développer davantage (note 21), on soulignera que ce blason, composé de l’entrecroisement du compas, de la règle et de l’équerre, enserrés par un serpent au milieu d’un encadrement de palmes, ne comporte aucun outil du métier de tailleur de pierre, mais seulement des instruments de la géométrie. Ainsi que nous l’avait déjà suggérée la preuve de capacité professionnelle demandée à l’Aspirant en lieu et place de « chef-d’œuvre », l’accent est donc mis, dans la plus belle représentation que la société donne d’elle-même, sur la capacité conceptuelle – « spéculative » serais-je tenté de dire malicieusement – et non sur l’aspect manuel. (Et c’est là que l’approche spéculative commet un contresens majeur dans la manière dont elle appréhende ce qu’est la tradition initiatique des « opératifs ».)
Je n’ai ici survolé que les traditions compagnonniques françaises ; il conviendrait d’étendre l’examen aux compagnonnages étrangers, notamment germaniques, eux-aussi riches de traditions et de différences. Il est au demeurant possible que tout ou partie des compagnonnages possèdent des liens de parenté à l’échelle européenne, sans qu’il soit nécessaire de réduire cette question à l’hypothèse par trop simpliste d’un « tronc commun ». Car en conservant l’analogie de l’arbre, en l’occurrence généalogique, s’il existe – dans un « au commencement » situé on ne sait où dans le temps et dans l’espace – un père et une mère communs à tous les compagnonnages européens, il convient de ne pas négliger le fait qu’à chaque « génération », leur descendance s’est alliée à celle d’autres arbres, s’enrichissant ou s’appauvrissant selon les cas… C’est à une forêt que l’on fait face en réalité, non à un arbre isolé (qui la cache !). Traquer dans leurs représentants actuels les « signatures ADN » qui permettraient de restituer les véritables parentés est une nécessité pour l’historien, mais c’est, dans l’état actuel de nos ressources documentaires et de nos connaissances, une quête extrêmement difficile et, au demeurant, quelque peu illusoire puisqu’on ne peut raisonnablement espérer que toutes les lacunes documentaires seront un jour comblées.
En fait, au-delà des coutumes, des légendes, des rites, des savoirs-faire, etc., au-delà aussi des différences de métiers et d’origines historiques et géographiques, ce que tous les Compagnons se transmettent surtout, comme le soulignent les deux citations compagnonniques données dans cet article, c’est un état d’esprit et des valeurs (« Travail et Honneur », telle était la devise des Compagnons Passants tailleurs de pierre d’Avignon). Et cela, cette quête de l’homme en direction de sa propre perfectibilité au travers la transformation des matériaux dont il dispose, c’est probablement l’essence même de la tradition compagnonnique, une sous de multiples visages. Mais savoir que l’unité demeure au centre du labyrinthe, ce n’est pas en avoir patiemment parcouru soi-même toutes les spires qui tantôt s’approchent du centre, jusqu’à presque l’atteindre, tantôt s’en éloignent…
1. Émile Peyrache, dit « La Fidélité de Lyon », Honnête Compagnon Passant tailleur de pierre du Devoir, a rejoint à son tour l’éternité durant l’été 2003. Le présent article lui est dédié, avec infiniment d’affection et en souvenir des connaissances partagées.
2. C’est là le nom qui est traditionnellement donné, par les Compagnons eux-mêmes, tout à la fois à la société compagnonnique, à son patrimoine traditionnel, à son code de conduite et à l’un de ses rites.
3. Je ne traiterai pas ici de la question de savoir dans quelle mesure l’origine historique de la Franc-maçonnerie spéculative possède ou non un réel lien de parenté organique avec les loges opératives anglaises et/ou écossaises – sujet qui fait encore l’objet de débats chez les historiens –, et encore moins avec les compagnonnages français.
4. François Icher vient ainsi de publier aux éditions de La Martinière, dans une collection intitulée « Les voix de la sagesse », un petit recueil intitulé Les Compagnons. C’est à cet ouvrage que sont empruntées les deux citations de Compagnons qui encadrent mon article.
5. Le principal de ces indices est la couronne de fleurs que portent des tailleurs de pierre figurés sur des vitraux des cathédrales de Chartres et de Bourges datant des années 1220-1230, dans laquelle on peut voir l’origine des « couleurs fleuries » (rubans emblématiques de l’état de Compagnon) que portaient autour du chapeau les Compagnons Passants tailleurs de pierre sous l’Ancien Régime. Cf. J.-M. Mathonière, Le Serpent compatissant ; iconographie et symbolique du blason des Compagnons tailleurs de pierre, précédé de Compagnons du Saint-Devoir & bâtisseurs de cathédrales, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (Drôme), 2001, 128 p.
6. Sur la tradition compagnonnique des tailleurs de pierre germaniques, cf. J.-M. Mathonière, « L’Ancien compagnonnage germanique des tailleurs de pierre », in Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 5 (conférences de l’année 2002), éd. Musée du Compagnonnage, Tours, 2003, pp. 59-105.
7. Je profiterai de l’occasion pour signaler que les lacunes documentaires internes résultent moins de leur destruction « rituelle », prétexte qui a souvent été invoqué mais qui est relativement absurde, que de la négligence dont les Compagnons faisaient preuve quant à la conservation de leurs archives (sachant que ce phénomène était quasi général dans la société française dès lors qu’il ne s’agissait pas de titres de propriété).
8. Il s’agit notamment des archives des Compagnons Passants tailleurs de pierre d’Avignon pour les XVIIIe et XIXe siècles. Découvert en 1996, ce fonds a été étudié par Laurent Bastard et moi-même et il a fait l’objet d’une publication : Travail et Honneur ; les Compagnons Passants tailleurs de pierre en Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (Drôme), 1996, 396 p.
9. Je songe ici à sa base professionnelle qui, pour aussi évidente qu’elle puisse être, n’en est pas moins trop souvent perdue de vue dès lors que l’on s’attache avec passion à sa dimension initiatique. Il est cependant à souligner vigoureusement qu’à la différence radicale de la transmission maçonnique, la transmission compagnonnique ne saurait s’effectuer en dehors du support professionnel, c’est-à-dire, concrètement, qu’elle est intimement liée aussi à des aspects économiques et technologiques. Un métier qui n’existe plus ou qui ne peut plus nourrir son homme, c’est une société compagnonnique qui disparaît.
10. Cette affirmation figurait autrefois dans le guide du visiteur du musée du Compagnonnage de Tours dont Roger Lecotté était le fondateur.
11. Il serait intéressant de développer plus avant le fait qu’en réalité corporation, confrérie et compagnonnage sont, à des degrés ayant varié selon les métiers, les époques et les lieux, trois aspects indissociables du Métier – lequel représente en quelque sorte la permanence. Dans tous les cas, même dans les périodes ponctuelles de crise ouverte, corporations et compagnonnages étaient d’autant plus indissociables qu’ils ne pouvaient exister économiquement l’un sans l’autre, tout particulièrement les compagnonnages puisqu’ils ne disposaient d’aucun statut juridique qui aurait permis aux Compagnons d’exercer leur profession dans les grandes villes en dehors du cadre communautaire. Ceci étant dit, certaines sociétés compagnonniques possèdent bel et bien une dimension revendicative non négligeable.
12. La principale critique tient au fait que Guénon fonde par cette note la théorie « du tronc commun » entre Maçonnerie et Compagnonnage, théorie qui compte de nombreux adeptes, y compris en dehors des milieux directement touchés par l’œuvre de Guénon, mais qui, quelle que soit in fine sa pertinence relative, ne repose à l’heure actuelle sur aucune base documentaire solide. Qui plus est, cette théorie offre l’inconvénient en se projetant immédiatement sur le nodus de l’origine commune d’induire un « zappage » quasi complet de l’étude des étapes intermédiaires. Or ce problème n’est pas que strictement historique, ce qui ne compte déjà pas pour rien ; il concerne aussi la dimension proprement initiatique et traditionnelle du sujet : comprendre comment auraient évolué différemment ces deux « branches » sur le plan formel, c’est aussi mieux cerner certaines subtilités fonctionnelles de la tradition.
13. Il convient de souligner ici que si l’on peut accorder à René Guénon une certaine compétence en matière de Maçonnerie, celui-ci ignorait à peu près tout du monde compagnonnique. Il ne cite nulle part dans ses écrits les quelques ouvrages de référence existant déjà à son époque (notamment Étienne Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage, son histoire, ses coutumes, ses règlements et ses rites, 1901, rééd. Librairie du Compagnonnage, Paris, 1977) et il n’a fréquenté, au demeurant très peu, que quelques Compagnons intéressés par l’occultisme.
14. La bipartition de l’état de Compagnon en deux « grades » (le terme est relativement impropre) n’est pas de règle dans tous les métiers et, surtout, elle n’a pas toujours eu un tel formalisme sur le plan rituel. Il semble qu’à l’origine, l’état de Compagnon « fini » désignait tout Compagnon qui avait six mois de Réception et était à même, ayant assisté à d’autres Réceptions que la sienne, de remplir un office dans les initiations ultérieures et d’enseigner aux nouveaux reçus les règles du Devoir.
15. Le phénomène semble prendre sa source à la fois dans les usages de certains corps, qui accordaient à la Mère une plus grande importance dans leur vie interne, et, surtout, dans la montée en puissance tout au long du XIXe siècle, du culte marial – auquel le courant laïc opposera l’icône de la République, Marianne, et l’image de la mère prête à tous les sacrifices pour ses enfants.
16. Sur ce sujet, cf. Laurent Bastard, « Le Compagnonnage et l’Église au XVIIe siècle : des relations difficiles », in Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 3 (conférences de l’année 2000), éd. Musée du Compagnonnage, Tours, 2001.
17. On remarquera cependant qu’un saint Jacques est mentionné dans les dialogues de « l’entrée de Chambre » par des Compagnons chapeliers interrogés à Genève en avril 1674. Si le contexte permet de supposer qu’il s’agit du Majeur, celui du pèlerinage à Compostelle, le doute subsiste car le Mineur figure aussi parmi les saints patrons communs à tous les chapeliers. On sait que les saints Jacques sont nombreux et qu’ils ont fréquemment été confondus dans la religiosité populaire (cf. Denise Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, PUF, 2000 ; Jacques Chocheyras, Saint Jacques à Compostelle, éd. Ouest-France, Rennes, 1997). Il apparaît par ailleurs que le Maître Jacques de la version « Sainte-Baume » de son légendaire emprunte de nombreux traits à l’hagiographie des divers saints Jacques et que ses propos édifiants à l’attention de ses disciples font largement écho à la thématique caractéristique de l’Épître de Jacques. Sur les rapports entre Maître Jacques et saint Jacques le Majeur, cf. l’interview de L. Bastard disponible sur internet à l’adresse suivante : http://www.saint-jacques.info/compagnons.htm
18. Cela reste d’ailleurs vrai aujourd’hui encore dans la mesure où l’apprentissage du métier effectué au sein d’un organisme géré par une société compagnonnique ne constitue pas pour autant une entrée dans le Compagnonnage.
19. Trois de ces règlements sont reproduits dans Travail et Honneur, op. cit. Il est également possible de consulter celui d’Avignon de 1782, dernier de type « archaïque », sur internet à l’adresse suivante : http://www.compagnonnage.info/compagnons-tailleurs-de-pierre/avignon-1782.htm
20. C’est ainsi que les « maximes » des Compagnons Passants tailleurs de pierre du début du XIXe siècle, qui sont des formules de reconnaissance sous forme rimée, nous apprennent toute l’importance de la thématique de la lumière dans leurs rites de Réception, eux-mêmes restés totalement secrets jusqu’aujourd’hui.
21. Pour plus de détails, cf. Le Serpent compatissant, op. cit., qui est principalement consacré à l’iconographie et à la symbolique de ce blason.
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)