Notre couverture représente une scène
étrange et saisissante. Deux ouvriers travaillent. Ils font du façonnage
d'ivoire. Ils pourraient tout aussi bien faire autre chose, manoeuvrer d'autres
outils. Seulement, ce qui est singulier, c'est que l'un de ces travailleurs est
un homme en chair et en os. Et l'autre, un homme en fer et en acier.
Il y aurait cependant quelque inconvenance à l'égard de la race humaine à les
assembler dans une commune présentation. L'un a un cerveau. L'autre n'a qu'un
mécanisme. Mais ne pourra-t-on, une autre fois, fabriquer un cerveau ?
Cet homme artificiel n'est pas nouveau.
La mode est revenue aux automates.
Avec les progrès de la science moderne, on a pu, en effet, construire des
personnages artificiels aux routages compliqués qui donneraient l'illusion
parfaite de la vie humaine, s'ils n'avaient pas toujours l'apparence d'êtres
vivants.
C'est une mode qui avait fait fureur au dix-huitième siècle et puis qui était
passée.
Fabriquer des hommes ou des animaux mécaniques fut alors une rage.
Les premiers automates dont on parle remontent d'ailleurs beaucoup plus
loin.
L'antiquité grecque nous a transmis la belle légende de Pygmalion et de la
statue Galathée, dont le sculpteur devint amoureux après l'avoir ciselée. On se
souvient qu'exauçant ses voeux, Vénus anima la statue et que Pygmalion épousa
son chef-d'oeuvre.
Les êtres fabriqués par les Occidentaux furent animés moins poétiquement.
Tandis que, dans leurs laboratoires, les alchimistes cherchaient le secret de
la vie et voulaient traiter l'oeuvre impossible de faire naître
artificiellement des enfants, les premiers physiciens cherchaient à construire
des hommes de métal, qui furent les ancêtres des poupées articulées.
Francine
On raconte que le fameux Albert le Grand avait, dès le treizième siècle,
construit un automate doué du mouvement et de la parole. Mais le fait est
contesté et l'on sait, du reste, qu'aussi grande était la science d'Albert le
Grand que ses contemporains lui attribuaient le pouvoir d'accomplir toutes les
merveilles possibles.
C'est Descartes qui construisit le premier automate doué du mouvement et qui,
parait-il, prononçait quelques mots.
Le célèbre philosophe voulait ainsi prouver sa théorie suivant laquent les
animaux n'avaient point d'âme.
Il alla plus loin, puisque son automate représentait une jeune fille, qu'il
appelait "sa fille Francine". Cette poupée parlante eut un sort malheureux.
Descartes l'avait emportée au cours d'un de ses voyages. Un des matelots du
vaisseau sur lequel i1 se trouvait brisa par mégarde la caisse contenant
Francine. A la vue de cette femme en métal qui remuait, il crut à un sortilège
et jeta la poupée à la mer.
Quelques années plus tard, l'abbé Mical présentait à l'Académie des Sciences
des têtes humaines qui parlaient.
Ces têtes reposaient sur des boites contenant des touches comme celles d'un
clavecin et c'est en appuyant sur ce clavier qu'on faisait émettre des sons aux
têtes parlantes.
la digestion du canard
Mais les plus fameux automates furent ceux de Vaucanson. Celui-ci en
construisit plusieurs. Les plus célèbres furent son joueur de flûte, son joueur
de tambourin et son canard.
C'est en 1738 que Vaucanson présenta ses sujets à l'Académie des Sciences, dont
les membres furent émerveillés.
Le joueur de flûte pouvait jouer douze airs. Il se comportait absolument comme
un flûtiste humain, se servant de sa langue et de ses doigts. Le mécanisme en
était si parfait que c'étaient les lèvres mêmes de l'automate qui, sous
l'action de l'air qui pénétrait en elles, modulaient les airs différents.
Le joueur de tambourin était fabriqué suivant le même système et pouvait, lui
aussi, faire entendre plusieurs airs.
Pourtant, la merveille des merveilles fabriquée par Vaucanson fut son canard,
lequel, non seulement faisait entendre les "coin, coin" de ses congénères en
chair et en os, marchait, courait, mais encore mangeait, digérait et même
rejetait les produits de sa digestion.
Vaucanson ne révéla jamais son secret et son fameux canard passa de mains en
mains sans que ceux qui le possédèrent tour à tour eussent jamais compris
comment il pouvait absorber des graines et les digérer.
C'est seulement en 1844 qu'une aile s'étant brisée, on découvrit le mécanisme
intérieur, lequel était double, avec un système pour l'ingestion et un autre
pour l'évacuation qui devait être préparée à l'avance.
Après Vaucanson, de nombreux constructeurs présentèrent des personnages
artificiels, des écrivains, des cuisiniers, etc., etc.
Il y eut même des supercheries, comme celle du joueur d'échecs de
Kempelen.
Ce joueur d'échecs est resté célèbre parce que, pendant près d'un demi-siècle,
il fit l'émerveillement et aussi la stupéfaction de tous ceux à qui il fut
présenté.
Cet automate jouait une partie d'échecs sans se tromper et tenait tête aux
meilleurs joueurs.
C'était un homme assis, habillé en Turc, de grandeur naturelle. La caisse qui
formait le siège était remplie de ressorts qui soi-disant correspondaient aux
bras et aux mains du joueur.
Or, malgré qu'on eut essayé vainement d'y introduire des hommes très petits,
voire même des enfants, ce n'était pourtant pas autre chose qui se passait.
L'automate avait même été construit spécialement pour cacher un révolutionnaire
polonais blessé au cours d'un combat et qui s'appelait Woruski.
Celui-ci avait été recueilli par un médecin qui l'avait soigné, mais les
blessures étaient si graves qu'il avait dû subir l'amputation des deux
jambes.
Le médecin était bien embarrassé de son blessé, qu'il ne pouvait livrer. C'est
alors qu'un de ses amis, Wolfgang Kempelen, sachant que Waruski était très fort
aux échecs, eut l'idée de construire l'automate dans lequel le rebelle se
cacherait.
Il comptait ainsi arriver à faire gagner l'étranger par le révolté. On
donnerait des représentations avec l'automate et tous soupçons seraient ainsi
écartés. Le succès du joueur d'échecs fut grand. Toutes les villes de Russie
voulaient le voir. La tsarine Catherine II elle-même tint une partie contre le
pseudo-automate et, naturellement, la perdit.
Ce ne fut qu'au bout d'un temps assez long que Woruski put sortir du territoire
russe. Mais la célébrité de l'automate était telle qu'on continua à donner des
représentations, lesquelles étaient d'ailleurs très rémunératrices et on assure
même que, passant à Vienne, alors que Napoléon s'y trouvait, l'automate joua
avec l'Empereur une partie, laquelle, d'ailleurs, se termina brusquement,
l'adversaire de l'Empereur ayant subitement brouillé les pièces.
décharger un révolver
Aujourd'hui, les automates que l'on fait
sont plutôt des pièces mécaniques compliquées, ils n'ont plus figure humaine.
Tout est sacrifié au mécanisme qu'actionnent des moteurs perfectionnés, et ces
hallucinants êtres d'acier, aux rouages nombreux, accomplissent encore plus de
choses que les automates du siècle passé.
C'est un éléphant de grandeur naturelle, animé par un moteur, qui marche en se
dandinant absolument comme tous les éléphants connus, lesquels seraient étonnés
de le voir parmi eux.
C'est un cheval électrique, c'est un danseur mécanique qui, certainement,
encombre plutôt sa danseuse et n'a rien du danseur mondain qu'il remplace. En
revanche, ce danseur mécanique présente une grande utilité ; il porte, en
effet, en lui un enregistreur cinématographique qui permet de prendre les
personnages évoluant dans la salle où il se trouve.
L'Amérique et l'Angleterre ont excellé dans ce genre de construction et c'est
un Américain qui a mis au monde, si l'on peut dire, le dernier de ces automates
perfectionnés, homme de métal à l'aspect fantastique, ayant un cylindre à la
place de la tête, des oreilles et une bouche énormes, mais qui néanmoins peut
parler, chanter, siffler, rire et même décharger un revolver.
Il est évident qu'avec les progrès du machinisme on peut arriver à des
résultats extraordinaires dans cet ordre d'idées.
On a construit, en France même, des automates très perfectionnés. On a pu voir,
boulevard Haussmann, à Paris, les expériences d'un automate qui marchait. Il
remuait alternativement ses bras et ses jambes et il conservait son équilibre.
Il était habillé comme un promeneur ordinaire. Et c'était une vision
hallucinante que celle de ce faux homme qui ressemblait à un homme vrai.
Il y avait bien dans sa démarche quelque chose de cahotant, de brusque, de
heurté.
Il y avait surtout ceci : c'est que les gestes qu'il accomplissait
n'étaient point dictés par sa volonté propre, mais par celle de son
constructeur.
Ses entrailles n'étaient que des rouages et des bielles, sur quoi on avait
appliqué de la cire et des vêtements.
On a pu voir aussi un autre automate qui jouait aux cartes. Son fabricant lui
avait laissé son apparence mécanique de cauchemar. Il jouait réellement. Et il
gagnait... Mais c'était par un système compliqué de rayons électriques. Son
partenaire touchait-il une carte ? Ce geste déclenchait un autre geste
mécanique chez l'automate qui saisissait... automatiquement - c'est bien le cas
de le dire - la carte correspondante et supérieure. Il ne pouvait, évidemment,
que jouer à un seul jeu.
Un homme est assis devant un tracteur
agricole mécanique. Il en contrôle la marche et la manoeuvre de son fauteuil et
même sans y toucher. Cet homme est un automate, conformé et habillé à la mode
humaine. C'est par la radio qu'il agit, en parfaite mécanique, c'est-à-dire
avec une parfaite inconscience. Car l'homme n'a pas encore fabriqué un cerveau.
Il faudrait, pour cela, qu'il pût fabriquer une âme.
Et cela, c'est le grand secret du Créateur.
la petite écuyère a cafté
Citons, pour terminer, l'aventure suivante qui évoque, dans les temps
modernes et sous une autre forme, la légende de Pygmalion et de Galathée.
L'aventure s'est naturellement déroulée en Amérique.
Dans un cirque ambulant, un émule de Barnum présentait une merveilleuse
écuyère. Elle était de toute beauté et, dès qu'elle arrivait sur la piste,
soulevait les murmures admiratifs des spectateurs.
Aussi agile que belle, elle sautait d'un geste gracieux sur son cheval, passait
à travers plusieurs cerceaux en papier et se livrait à divers exercices de
haute école.
Un étranger, qui avait suivi le cirque dans plusieurs villes, était tombé
amoureux de l'écuyère, à laquelle il envoyait chaque soir une gerbe de
fleurs.
Lassé, cependant, de ne jamais recevoir même un sourire en remerciement, il osa
venir demander à voir la jolie écuyère.
On juge de son désappointement lorsqu'on la lui montra : c'était une
merveilleuse poupée articulée. Lorsqu'elle était en piste, le clown qui faisait
des cabrioles à côté d'elle, faisait en même temps manoeuvrer les ressorts et
le mécanisme de la belle automate.
L'étranger s'en fut désespéré, n'ayant même pas eu la consolation de voir sa
belle écuyère s'animer pour lui.
Car, si merveilleux que soient les automates, il leur manquera, toujours ce qui
fait, en réalité, la véritable vie, c'est-à-dire une âme.
Les machines peuvent arriver à remplacer une mécanique et peut-être un homme,
mais leur vie sera toujours artificielle, car elles n'auront jamais la pensée
et, pour leur insuffler une existence factice, il faudra toujours le cerveau
humain.
Louis D'ELMONT.
Paru dans Le Petit Journal illustré du 19 mai 1935.
Les intertitres sont de Legrenier