Apple, Jobs : John Sculley à cœur ouvert

Publié le 17 octobre 2010 par Fgordi @fgordi
John Sculley a été PDG d’Apple de 1983 à 1993. Une lutte de pouvoir avec Jobs a mené à l’éviction du co-fondateur d’Apple par le conseil d’administration en 1985, avant qu’il ne revienne aux commandes de la société en 1997 avec le succès que l’on sait. Dans une interview exclusivepour Cult of Mac, Sculley revient sur ce qu’il a retenu de sa collaboration avec Steve Jobs. En 1983, Apple fait face à une croissance phénoménale grâce aux très bonnes ventes de l’Apple II. Elle doit se « professionnaliser », passant très vite de la petite société fondée dans un garage à une multinationale qui a lancé l’industrie de la micro-informatique. Steve Jobs, alors à pied d’œuvre sur le projet Macintosh, va débaucher John Sculley, président de PepsiCo, avec la fameuse phrase : « Voulez-vous passer le restant de vos jours à vendre de l’eau sucrée, ou voulez-vous venir avec moi et changer le monde ? » La « méthode Steve Jobs » « À l’époque où j’ai rencontré Steve Jobs, qui remonte à 25 ans de cela, il mettait en place les mêmes premiers principes de ce que j’appelle « la méthodologie Steve Jobs pour fabriquer de grands produits ». Du moment où je l’ai rencontré, Steve a toujours adoré les beaux produits, particulièrement matériels. Il est venu chez moi et il était fasciné parce que j’avais des charnières et des serrures conçues spécialement pour mes portes. J’avais fait des études de design industriel, et c’était la chose que nous avions en commun. Ça n’était pas l’informatique. Je n’y connaissais rien en informatique, pas plus d’ailleurs que qui que ce soit d’autre à l’époque. C’était au tout début de la révolution de l’informatique personnelle, mais nous croyions tous les deux dans le beau design et Steve en particulier pensait qu’il fallait commencer le design du point de vue de l’expérience de l’utilisateur. Il regardait toujours les choses du point de vue de ce que serait l’expérience de l’utilisateur. Mais à l’inverse de nombreuses personnes dans le marketing à l’époque, qui auraient fait des études de consommateurs, en demandant aux gens ce qu’ils veulent, Steve ne croyait pas à ces choses là. Il disait « Comment pourrais-je demander à qui que ce soit ce à quoi devrait ressembler un ordinateur basé sur l’interface graphique si personne n’a la moindre idée de ce que c’est ? Personne n’en a jamais vu avant. » Il pensait que montrer à quelqu’un une calculatrice, par exemple, ne lui donnerait aucune indication de jusqu’où l’ordinateur pourrait aller, parce que c’était un bond trop important. Steve partait toujours de l’expérience utilisateur, et pour lui le design industriel était une partie prépondérante de cette expérience. Et il m’a recruté chez Apple parce qu’il pensait que l’ordinateur finirait par devenir un produit de consommation. C’était une idée effarante au début des années 80 parce que les gens pensaient que les ordinateurs personnels n’étaient que de plus petites versions des gros ordinateurs. C’est comme cela qu’IBM le concevait.  Mais Steve pensait à quelque chose de complètement différent. Il pressentait que l’ordinateur allait changer le monde, et qu’il deviendrait ce qu’il appelait « la bicyclette de l’esprit ». Il permettrait aux individus d’obtenir des capacités incroyables dont ils n’ont jamais pu rêver avant.  Il était habité d’une vision gigantesque. Mais il croyait également dans l’attention aux détails précis à chaque étape. Il était méthodique et apportait beaucoup de soin à tout ce qu’il touchait — un perfectionniste jusqu’au bout.   Ce qui rend la méthodologie de Steve différente de toutes les autres c’est qu’il a toujours cru que les décisions les plus importantes que vous prenez ne sont pas au sujet de ce que vous faites — mais de ce que vous ne faites pas. C’est un minimaliste. » Apple et Microsoft, deux écoles de pensée « La chose qui sépare Steve Jobs d’autres personnes comme Bill Gates — Bill était également génial —, mais Bill n’a jamais été intéressé par le bon goût. Ce qui l’intéressait c’est dominer un marché. Il y mettrait tout ce qu’il faut pour posséder cet espace. Steve ne ferait jamais ça. Steve croyait en la perfection. Steve était prêt à prendre des paris extraordinaires en essayant de nouvelles directions pour les produits, mais c’était toujours du point de vue du designer. Pour vous livrer une anecdote, un de mes amis s’est rendu à des réunions chez Apple et Microsoft le même jour, et c’était l’année dernière, donc c’est récent. Il est allé à la réunion d’Apple (il est l’un de leurs fournisseurs) et dès que les designers sont entrés dans la salle, tout le monde a arrêté de parler parce que les designers sont les gens les plus respectés dans l’organisation. Tout le monde sait que les designers parlent au nom de Steve parce qu’ils en réfèrent directement à lui. Il n’y a que chez Apple que le département design s’adresse directement au PDG. Plus tard dans la journée il s’est trouvé chez Microsoft. Quand il est arrivé à la réunion, tout le monde parlait et quand la réunion a commencé pas un seul designer n’a mis les pieds dans la salle. Tous les gens de la technique sont là à essayer d’ajouter leurs idées de ce qui devrait être la charge du design. C’est une recette pour un désastre. Microsoft embauche les gens les plus intelligents du monde. Ils sont réputés pour les tests incroyablement difficiles qu’ils font passer lors des candidatures. Le problème, ça n’est pas leur intelligence ou leur talent. C’est que le design chez Apple est tout en haut de l’organisation, mené par Steve en personne. Dans d’autres sociétés, le design n’est tout simplement pas là. Il est enterré quelque part sous la bureaucratie… Dans les bureaucraties beaucoup de gens ont l’autorité pour dire non, pas l’autorité pour dire oui. Alors vous finissez par avoir des produits bourrés de compromis. Ayant assisté aux premiers jours, je n’ai vu aucun changement dans les premiers principes de Steve — sauf qu’il est devenu meilleur à ce jeu. Il rejettera quelque chose que nul ne verra comme étant un problème. Mais parce qu’il a des critères tellement élevés, les gens se posent et demandent « Comment fait Apple? Comment fait-elle pour avoir des produits aussi incroyables ? » C’est un minimaliste et il réduit constamment les choses à leur niveau le plus simple. Cela n’est pas simpliste, c’est simplifié. Steve est un concepteur de systèmes. Il simplifie la complexité.  Si vous n’y apportez pas d’importance, vous obtiendrez un résultat simpliste. Cela me dépasse de voir combien de sociétés font cette erreur. Prenez le Zune de Microsoft. Je me souviens avoir été au CES quand Microsoft a lancé le Zune, et il était si barbant que les gens ne sont même pas allés y jeter un coup d’œil. Les Zune étaient morts. C’est comme si quelqu’un venait juste de mettre des légumes défraîchis sur l’étal d’un supermarché. Personne ne voulait s’en approcher. Je suis sûr que c’étaient des gens très brillants, mais ils l’ont construit avec une philosophie différente. La phrase légendaire à propos de Microsoft, qui est presque entièrement vraie, c’est qu’ils finissent par faire les choses de la bonne manière à la troisième tentative. La philosophie de Microsoft c’est d’abord de sortir le produit et de le corriger ensuite. Steve ne ferait jamais ça. Il ne sort jamais rien tant que ça n’est pas parfait. »  Steve Jobs, bel et bien visionnaire   « Je me rappelle de la visite que Steve et moi avions rendue au Dr Land [NDLR : Edwin Land est l'inventeur de l'appareil photo Polaroid]   Le Dr Land avait été évincé de Polaroid. Il avait son propre labo sur la rivière Charles à Cambridge. C’était un après-midi fascinant, nous étions assis dans une grande salle de conférence avec une table vide. Le Dr Land et Steve regardaient tous deux au centre de la table tout le temps où ils ont discuté. Le Dr Land disait « Je pouvais parfaitement visualiser ce que l’appareil photo Polaroid devait être. Il était aussi réel pour moi que s’il était devant moi avant même que je l’aie jamais construit. » Et Steve répondit : « Oui, c’est exactement comme ça que j’ai vu le Macintosh. » Il a dit que si j’avais demandé à quelqu’un qui n’avait fait qu’utiliser des calculatrices personnelles ce à quoi le Macintosh devait ressembler, cette personne aurait été incapable de me répondre. Il était impossible de faire des études de consommateurs dessus, donc je devais tout simplement le créer, et ensuite le montrer et demander ce que les gens en pensaient.[NDLR : il s'agit là encore d'une méthode que Jobs a continué à utiliser après son retour chez Apple, lire L'inventeur du nom de l'iMac évoque ses souvenirs]. Tous deux avaient cette faculté, non d’inventer des produits, mais de les découvrir. Tous deux ont dit que ces produits ont toujours existé — c’est juste que personne ne les avait encore vus. L’appareil photo Polaroid a toujours existé et le Macintosh a toujours existé — cela n’est qu’une question de découverte. Steve portait une très grande admiration au Dr Land. Il a été fasciné par ce voyage. » Sculley porte au crédit de Jobs bien d’autres réussites que le Macintosh, et rend hommage à sa qualité de visionnaire : « Ce que j’ai appris dans la high-tech c’est qu’il y a une séparation très, très fine entre le succès et l’échec. C’est une industrie dans laquelle vous prenez constamment des risques, particulièrement si vous êtes une société comme Apple, qui vit constamment à l’avant garde. Vos chances d’aboutir d’un côté ou de l’autre de cette séparation sont à peu près égales. Parfois… il a eu tort tactiquement sur un certain nombre de choses. Il ne voulait pas mettre de disque dur dans le Macintosh. Quand on lui parlait de communications, il balançait un petit disque de l’autre côté de la pièce en disant « c’est tout ce dont nous aurons jamais besoin ». Mais d’un autre côté, Steve a mené le développement de ce qu’on a appelé AppleTalk et AppleLink. AppleTalk était le système de communication qui a permis au Macintosh de communiquer avec les imprimantes laser, qui ont permis… la naissance de la PAO. En son temps, AppleTalk était génial. C’était aussi génial que le Macintosh. C’était un autre exemple d’approche minimaliste, et a solutionné un problème dont personne d’autre n’imaginait que cela puisse être un problème qui nécessitait une solution. Steve a résolu des problèmes dans les années 80 qui se sont avérés 15 à 20 ans plus tard comme les problèmes parfaits sur lesquels travailler. Le défi c’est que nous étions des décennies avant que la technologie ne soit assez homogène et puissante pour pouvoir rendre ces choses disponibles pour le marché de masse. Dans bien des cas, il était très en avance sur son temps. » Design, le maître mot d’Apple « Les ingénieurs sont bien plus importants que les cadres dirigeants chez Apple — et les designers sont tout en haut de la hiérarchie. Même quand vous regardez les logiciels, les meilleurs designers comme Bill Atkinson [NDLR : créateur de QuickDraw, la couche graphique du système, de MacPaint, premier logiciel graphique, et d'HyperCard, un environnement de développement en langage clair], Andy Hertzfeld [NDLR : responsable du premier système du Mac], Steve Capps [NDLR : responsable du Finder et du Newton], étaient appelés designers logiciels, et non ingénieurs logiciels, parce qu’ils faisaient de la conception en logiciel. Ils ne se contentaient de faire fonctionner leur code. Il fallait que ce soit du code superbe. Les gens l’ouvraient pour l’admirer. C’est comme les écrivains. Les gens regardaient le style du programmeur. Ils regardaient leur style d’écriture du code, et on les considérait comme de splendides génies de la façon dont ils écrivaient le code ou dont ils concevaient le matériel. » Mais les références et les sources d’inspiration pour Apple détonnaient du reste de l’industrie. « Nous nous penchions sur les concepteurs de voitures italiennes. Nous avons vraiment étudié le design des voitures qu’ils avaient fait, ainsi que les finitions, les matériaux, les couleurs, et tout ce qui va avec. À l’époque, personne ne faisait une chose pareille dans la Silicon Valley. C’était la chose la plus aux antipodes de ce qui se faisait dans la Silicon Valley dans les années 80. Encore une fois, ça n’était pas mon idée. Je pouvais m’identifier à cela à cause de mon intérêt et mon vécu par rapport au design, mais c’était Steve qui pilotait tout cela. À l’époque où Steve est parti et où j’ai pris les rênes, j’ai été critiqué sévèrement. Ils disaient « Comment ont-ils pu mettre un type qui n’y connaît rien aux ordinateurs en charge d’une société d’informatique ? » Ce que peu de gens ont réalisé c’est qu’Apple ne s’arrêtait pas aux seuls ordinateurs. Il était plus question de concevoir des produits, et concevoir du marketing, et déterminer un positionnement. Les gens nous appelaient une « agence publicitaire verticale », et c’était un énorme coup en dessous de la ceinture. Les ingénieurs ne pouvaient imaginer rien de pire que d’appeler une société une « agence publicitaire verticale ». Eh bien, devinez ? C’est ce qu’ils sont tous aujourd’hui. C’est cela le modèle. La chaîne de fabrication est gérée ailleurs. » D’où vient le soin qu’Apple apporte à son packaging ? D’une difficile expérience avec le Japon qui a des attentes particulières dans ce domaine : « Il nous a fallu apprendre à faire des produits de la façon dont les Japonais l’attendent. Nous assemblions les produits à Singapour pour être ensuite envoyés au Japon. Et la première chose que les clients voyaient en ouvrant la boîte, c’était le manuel, mais il était tourné du mauvais côté — et le lot complet était rejeté. Aux États-Unis, on avait jamais rien vu de tel. Si vous mettiez le manuel comme ceci ou comme cela — quelle différence cela pouvait-il bien faire ? Quoi qu’il en soit cela faisait une énorme différence au Japon. Leurs critères sont tout simplement différents des nôtres. Si vous regardez Apple et son niveau d’attention pour les détails, le « ouvrez-moi en premier », la façon dont la boîte est conçue, les lignes de pliage, la qualité du papier, l’impression — Apple s’investit de manière considérable. À croire que vous avez acheté quelque chose de chez Bulgari, ou de l’une des plus grandes compagnies de joaillerie. À l’époque, c’était à cause des Japonais. » Apple a traité très tôt avec les fabricants japonais : c’est notamment d’une collaboration avec Sony qu’est né le tout premier lecteur de disquettes 3,5″ pour le Lisa et le Macintosh (l’Apple II et les PC utilisaient jusque-là des disquettes en carton de 5,25″, il fallait notamment retourner manuellement les disquettes double face ou encore mettre un bout de scotch sur un trou pour protéger la disquette en écriture, avant ce nouveau lecteur qui deviendrait le standard de l’industrie jusqu’à la disparition des disquettes). C’est à l’occasion de cette collaboration que Jobs découvre le Walkman :   « Je me souviens qu’Akio Morita avait offert à Steve et moi-même chacun des premiers modèles de Sony Walkmans. Aucun de nous deux n’avait rien vu de tel jusque-là parce qu’il n’y avait jamais eu de produit similaire. C’était il y a 25 ans et Steve était fasciné par ce produit. La première chose qu’il fit avec c’est de le démonter pour regarder chacun de ses composants. La façon dont l’assemblage et les finitions étaient faits, comment il était fabriqué.   Il était fasciné par les usines de Sony. Nous les avons visitées. Les employés portaient des uniformes de différentes couleurs. Certains avaient des uniformes rouges, d’autres des verts, d’autres encore des bleus, en fonction de leurs postes. C’était réfléchi avec soin et les usines étaient immaculées. Ces choses lui ont fait très forte impression. L’usine du Mac était exactement comme cela. Il n’y avait pas d’uniformes de couleur, mais c’était tout aussi élégant que les premières usines Sony que nous avions vues. Sony était la référence de Steve à l’époque. Il voulait vraiment être Sony. Il ne voulait pas être IBM. Il ne voulait pas être Microsoft. Il voulait être Sony. » L’ennemi affiché pour Jobs, à l’époque, c’était bel et bien IBM. Et sa haine de « big blue », qui deviendrait plus tard un partenaire stratégique contre Microsoft et Intel avec le PowerPC, aura participé à sa manière de travailler. « Une autre chose à noter au sujet de Steve c’est qu’il n’avait aucun respect pour les grosses sociétés. Il considérait qu’elles était bureaucratiques et inefficaces. Il les appelait des « baltringues » [NDT : "bozos", en référence à un clown célèbre de la télévision américaine]. C’était son terme pour les organisations qu’il ne respectait pas. L’équipe Mac était dans un seul immeuble et par la suite s’est montée à une centaine de personnes. Steve avait pour règle qu’il ne pourrait jamais y avoir plus de cent personnes dans l’équipe Mac. Donc si vous vouliez intégrer une nouvelle personne, il fallait que quelqu’un s’en aille. Et ce mode de pensée était une observation typique de Steve Jobs : « Je ne peux pas me rappeler de plus de cent prénoms donc je ne veux travailler qu’avec des personnes que je connaisse personnellement. Donc si ça dépasse la centaine de personnes, cela va nous obliger à nous orienter vers une structure d’organisation qui fera que je ne pourrai plus travailler de cette façon. La façon dont j’aime travailler c’est quand je peux tout toucher. » De tout le temps où je l’ai vu à l’œuvre chez Apple, c’est exactement de cette manière qu’il a dirigé sa division. » [NDLR : et Jobs a continué sur cette lancée après son retour chez Apple, lire L'inventeur du nom de l'iMac évoque ses souvenirs]. Le Newton a sauvé Apple Le journaliste demande à Sculley s’il pense que Jobs a mis fin au Newton — dont il mena la création — par esprit de vengeance. « Probablement, répond-il, mais il ne m’adresse plus la parole, donc je n’en sais rien. » « Le Newton était une idée géniale, mais il était trop en avance sur son temps. Mais en fait, le Newton a sauvé Apple de la banqueroute. Ce que peu de gens réalisent, c’est que pour fabriquer le Newton, il nous a fallu créer une nouvelle génération de microprocesseurs. Nous nous sommes associés à Olivetti et à un homme du nom d’Herman Hauser, qui avait lancé les ordinateurs Acorn au Royaume-Uni en sortant de l’université de Cambridge. Et Herman a conçu le processeur ARM, qu’Apple et Olivetti ont financé. Apple et Olivetti possédaient 47 % de la société, et Herman possédait le reste. Il a été conçu autour du Newton, autour d’un monde avec de petits appareils miniaturisés avec beaucoup de graphismes, des sous-routines intensives et toute ces sortes de choses… quand Apple est arrivée dans une situation financière désespérée, elle a vendu ses parts dans ARM pour 800 millions de dollars. Si elle les avait conservées, la société a poursuivi sa croissance pour devenir une entreprise de 8 ou 10 milliards de dollars. Elle vaut beaucoup plus aujourd’hui. C’est ce qui a fourni à Apple les liquidités nécessaires pour rester en vie. Donc, bien que le Newton ait été un échec en tant que produit, et a probablement coûté quelque chose comme 100 millions de dollars, il a plus que compensé avec le processeur ARM… Il se retrouve dans tous les produits aujourd’hui, y compris des produits d’Apple comme l’iPod et l’iPhone. C’est l’Intel des temps modernes. » Pourquoi la guerre des clones n’a pas eu lieu Steve Jobs a eu tôt fait, dès son retour aux commandes d’Apple, de mettre fin à l’aventure Newton. Les clones ont également fait les frais du couperet : avant le retour de Steve Jobs, Apple avait signé des accords de licence avec d’autres constructeurs leur permettant de vendre des machines équipées de Mac OS 8, compatibles avec les Mac d’Apple, pour reproduire la recette à succès de Microsoft avec Windows. Seul problème : Microsoft vit des ventes de ses logiciels, Apple vit des ventes de son matériel, et les clones ont fait rude concurrence aux Macintosh : plus rapides et moins chers, ils ont grignoté les revenus d’Apple, et les ventes de système d’exploitation ne compensaient pas ces pertes. Les observateurs du marché prennent souvent Microsoft comme référence de modèle économique, jusqu’à aujourd’hui encore avec l’iPhone face à Android. Mais lorsqu’Apple a lancé le Macintosh, quand bien même aurait-elle voulu proposer des licences de son système, elle n’aurait pas été en mesure de le faire : Le Mac originel n’avait pas vraiment de système d’exploitation. Les gens n’arrêtent pas de dire « Pourquoi n’avez-vous pas licencié le système d’exploitation ? » La réponse est simple, c’est qu’il n’y en avait pas. Tout a été fait avec des astuces tant sur le matériel que sur le logiciel. À l’époque les microprocesseurs étaient tellement faibles comparativement à ce dont on dispose aujourd’hui. Afin d’afficher les graphismes à l’écran, il fallait consommer toute la puissance du processeur. Ensuite vous deviez coller des puces autour pour vous permettre de leur déléguer d’autres fonctions. Ensuite il vous fallait ajouter ce qu’on appelle des « appels à la ROM ». Il y avait 400 appels à la ROM, qui constituaient toutes les petites sous-routines qui devaient être déléguées à la ROM parce qu’il n’y avait aucun moyen de les exécuter en temps réel. Toutes ces choses étaient proprement imbriquées les unes dans les autres. Il est véritablement remarquable d’avoir pu livrer une machine quand vous pensez que le premier processeur du Mac tournait à moins de 3 MIPS [NDLR : Millions d'instructions par seconde. En fait, le Motorola 68000 cadencé à 8 MHz qui équipait le Macintosh 128k n'atteignait au mieux que 1 MIPS. À titre de comparaison, le Core i7 à 3,2 GHz dégage 76.383 MIPS] , ce qui aujourd’hui équivaudrait — je n’arrive même pas à penser au moindre appareil qui tournerait aujourd’hui à 3 MIPS ou équivalent. Même votre montre LCD est 200 ou 300 fois plus puissante que le premier Macintosh. » « M’engager était une erreur » Dans son documentaire en trois parties diffusé en 1996 sur la chaîne PBS, Robert X Cringely a interrogé Steve Jobs, alors patron de NeXT, sur les évènements qui ont mené à son éviction d’Apple. « Qu’est-ce que je peux bien dire, j’ai engagé la mauvaise personne », déclare un Jobs encore très amer « C’était Sculley ? », demande Cringely. « Oui, et il a détruit tout ce que j’ai œuvré à bâtir pendant dix ans. À commencer par moi-même, mais ça n’est même pas ce qu’il y a de plus triste. J’aurais quitté Apple avec joie si ça impliquait qu’Apple ait évolué comme je le souhaitais. » Sculley semble désormais partager le point de vue de Jobs : « Avec le recul, c’était une grosse erreur de m’engager comme PDG. Je n’étais pas le premier choix que Steve voulait comme PDG. Il était son premier choix, mais le conseil d’administration n’était pas disposé à faire de lui le PDG quand il avait 25 ou 26 ans. Ils ont épuisé toutes les candidatures évidentes dans le monde de la high-tech… Au bout du compte, David Rockefeller, qui était actionnaire d’Apple, a dit « essayons une industrie différente et allons voir le plus grand chasseur de têtes des États-Unis qui ne soit pas dans la high-tech : Jerry Roach ». C’est ce qu’ils ont fait et ils m’ont recruté. Je suis arrivé sans rien savoir des ordinateurs. L’idée de départ c’est que Steve et moi-même allions travailler comme partenaires. Il serait en charge de la technique et moi du marketing. La raison pour laquelle j’ai dit que c’était une erreur de m’avoir engagé comme PDG c’est que Steve avait toujours voulu être PDG. Cela aurait été bien plus honnête si le conseil d’administration avait dit « Trouvons un moyen de faire en sorte qu’il soit PDG. Vous pourriez vous focaliser sur les choses que vous amenez et il se focalisera sur les choses qu’il amène. » Souvenez-vous, il était le Président du conseil, le plus gros actionnaire, et il dirigeait la division Macintosh, donc il était à la fois au-dessus et en dessous de moi. C’était une espèce de façade, et mon sentiment c’est qu’on ne se serait jamais séparés si le conseil avait mieux réfléchi, non pas seulement à comment faire venir un PDG dans la société qui aurait l’assentiment de Steve, mais également comment s’assurer que les conditions favorables à une réussite sur la durée étaient réunies. Mon sentiment c’est que quand Steve est parti, je n’y connaissais toujours pas grand-chose aux ordinateurs. Ma décision fut d’abord de remettre la société en ordre, mais je ne savais pas comment remettre en ordre une société et la remettre sur la voie du succès. » Sculley se reproche deux erreurs essentielles, et en profite pour lancer des piques à ses deux successeurs à la tête d’Apple, Michael Spindler et Gil Amelio. « J’ai fait deux erreurs stupides que je regrette vraiment parce que je pense qu’elles auraient fait une vraie différence pour Apple. La première c’était à la fin de vie du processeur de Motorola… On a pris deux de nos meilleurs ingénieurs et on les a mis en équipe pour réfléchir et recommander ce qu’on devait faire pour la suite. Ils ont dit que ça ne faisait aucune différence entre les différentes architectures RISC, il suffisait de prendre celle qui nous proposerait le meilleur contrat. L’essentiel était de ne pas utiliser le CISC. Intel nous a mis beaucoup de pression pour qu’on aille avec eux, mais nous sommes allés vers IBM et Motorola avec le PowerPC. Et c’était une décision terrible avec le recul. Si nous avions travaillé avec Intel, nous serions arrivés sur une plateforme bien mieux achalandée pour Apple, ce qui aurait fait pour elle une différence énorme dans les années 90. À cette période, les processeurs devenaient assez puissants pour faire tourner toute votre technologie et vos logiciels, et c’est quand Microsoft a décollé avec Windows 3.1. Avant cela vous deviez le faire en mélangeant logiciel et matériel, comme Apple l’a fait. Donc nous avons complètement manqué le coche. Intel aurait dépensé 11 milliards de dollars et fait évoluer ses processeurs pour gérer la partie graphique… et ce fut une décision terrible. Je n’étais pas qualifié techniquement, malheureusement, alors j’ai suivi les recommandations. Mon autre échec, plus grave encore, c’est de ne pas être revenu vers Steve quand j’aurais dû. Je voulais quitter Apple. Au bout de dix ans, je ne voulais plus rester, et retourner sur la côte Est. J’ai dit au conseil que je voulais partir et qu’IBM voulait m’engager. Ils m’ont demandé de rester. Je suis resté et plus tard ils m’ont renvoyé. Le conseil a décidé qu’on devrait essayer de vendre Apple. Alors on m’a demandé d’essayer de le négocier en 1993. C’est ce que j’ai fait, avec IBM, AT&T, et d’autres. Nous ne trouvions personne qui veuille racheter la société. Ils pensaient que c’était un trop gros risque parce que Microsoft et Intel s’en sortaient bien à l’époque. Mais si j’avais eu la moindre réflexion, j’aurais dû dire « Pourquoi ne revenons-nous pas vers l’homme qui a créé tout ça et qui le comprend. Pourquoi ne retournons-nous pas voir Steve pour qu’il revienne diriger la société ? » C’est évident aujourd’hui que c’est ce que nous aurions dû faire. Nous ne l’avons pas fait, et je me le reproche aujourd’hui. Cela aurait épargné à Apple d’avoir frôlé la mort plus tard. » Des regrets que Sculley avait déjà exprimés en juin dernier (lire John Sculley : regrets et admiration pour Jobs) « Une des choses qui a provoqué mon renvoi c’est qu’il y avait un schisme dans la société au sujet de ce qu’elle devait faire. Il y avait un contingent qui voulait qu’Apple devienne plus comme une société d’affaires en informatique. Ils voulaient qu’on ouvre l’architecture et qu’on la licencie. Et l’autre contingent, dont j’étais, qui voulait prendre la méthodologie Apple — l’expérience utilisateur et les choses de cet ordre — et aller vers la génération suivante de produits, comme le Newton. Mais le Newton fut un échec. C’était une direction nouvelle. Il était si radicalement différent. Le résultat c’est que je me suis fait renvoyer et par la suite ils ont eu deux PDG qui ont tous deux licencié la technologie, mais… ils ont fermé le département design. Ils ont fait des ordinateurs qui ressemblaient aux autres et ils n’ont plus fait grand cas de la publicité et des relations publiques. Ils ont tout simplement tout oblitéré. On allait devenir une société du type ingénieur et ils ont failli mener la société à la banqueroute pendant ce temps. Je suis convaincu que si Steve n’était pas revenu à ce moment-là — s’ils avaient attendu six mois de plus — Apple aurait été de l’histoire ancienne. Elle aurait disparu, totalement disparu. Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il l’a ramenée exactement là où elle était — comme s’il ne l’avait jamais quittée. Il a fait tout le chemin en arrière. Durant ma période, tout ce qu’on a fait c’est suivre sa philosophie — sa méthodologie de conception. Malheureusement, je n’étais pas aussi bon que lui. Le timing cela fait tout dans la vie. Cela n’était tout simplement pas une période où vous pouviez fabriquer des produits de consommation et il n’avait pas plus de chance chez NeXT que nous n’en avions chez Apple — et pourtant il était meilleur que nous ne l’étions. La seule chose sur laquelle il s’en est mieux sorti : il a bâti le système d’exploitation de la génération suivante, qui a par la suite été fondu dans celui d’Apple. Tout ce que nous avons fait à l’époque, c’était ses idées. J’avais compris sa méthodologie. Nous ne l’avons jamais changée. Donc nous n’avons pas licencié les produits. Nous nous sommes focalisés sur le design industriel. Nous avons même bâti notre propre organisation interne pour le design, qu’ils utilisent toujours aujourd’hui. Nous avons développé le PowerBook… Nous avons développé QuickTime. Toutes ces choses étaient bâties autour de la philosophie de Steve… Tout était conçu pour les ventes et le marketing et l’évolution des produits. Toutes les idées de design appartenaient clairement à Steve. Celui à qui revient vraiment le mérite pour toutes ces choses durant ma direction, c’est véritablement Steve. » Sculley, dans une politesse toute américaine et une volonté d’apaisement se range d’une certaine manière à l’avis de Jobs, mais il ne faut pas omettre pour autant que sous son impulsion, Apple a non seulement engrangé de meilleurs résultats financiers, mais elle a également été capable d’apporter de nombreuses innovations qui lui profitent aujourd’hui encore. On se plaît également à croire que l’exil aura été profitable à Jobs qui n’en est revenu que plus fort, lui donnant l’expérience et la maturité nécessaire pour mener Apple là où elle se trouve aujourd’hui. Via : http://www.macgeneration.com/unes/voir/128511/apple-jobs-john-sculley-a-c-ur-ouvert