Tout le monde connaît ou à joué à Memory. Ce jeu où, les cartes posées sur la table face cachée, chaque joueur, à tour de rôle, en retourne deux, et essaie de combiner des cartes identiques.
Eh bien, que diriez-vous si ces cartes étaient échangées à votre insu. Là où vous étiez sûr qu’il y avait une banane, et bien il y aurait maintenant une voiture… Vous crieriez « au scandale », « à la triche et à la manipulation », et que d’abord, « c’est pas du jeu ». Eh bien la Molle Industria l’a fait. C’est pas du jeu, c’est du « jeu sérieux » ou du « serious game » en english. Mais ça n’en est pas moins « fun ».
La Molle Industria est connue pour la création de jeux qui donnent à penser : d’Opération Pedopriest, à Oiligarchy, ou encore Every day the same dream, vous trouverez une description de chacun de ces jeux sur Wikipedia.
Le dernier jeu en date du collectif italien est donc Memory reloaded : the downfall. Au premier abord, tout se passe comme une classique partie de Memory, on retourne deux cartes au hasard, et on tente de mémoriser leur emplacement. Mais, petit à petit, quelques décalages sémantiques interviennent, « Peace in Palestine » devient « Security for Israel« , « Universal healthcare » devient « Socialized healthcare« , « Migrant Workforce » : « Mexican Invasion« , etc.
L’effet produit par le jeu est assez intéressant. Après avoir retourné la carte, « Man-made global warming« , par exemple, vous êtes sûr de l’avoir déjà vu, là, en bas à gauche, vous vous dites « là c’est sûr, je vais faire une combinaison…« . Eh bien non, cette seconde carte est en fait « Natural climate change« . Que s’est-il passé ? La première fois, on se surprend à douter et à s’interroger : « est-ce que je ne me serais pas trompé ?« , (ou bien, pour d’autres, est-ce que Claude Allègre n’aurait pas trafiqué mon ordi ?)
Là est sans doute le cœur du message que tente de faire passer Molle Industria. Ce petit jeu, a priori anodin, modélise en fin de compte extrêmement bien les manipulations des discours politiques et la façon dont on les reçoit. Combien de fois, avons-nous pu observer, ou subir, ces glissements de discours ? Ce qu’on nous avait dit auparavant sur tel ou tel sujet, est abordé, aujourd’hui, d’une toute autre façon, avec un tout autre langage. Mais bien sûr, en assurant sans sourciller que le discours n’a pas bougé d’un iota. Jouant ainsi sur la mémoire des citoyens, les discours politiques transforment allègrement mensonges en vérité et font prendre les vessies pour les lanternes.
Dans Memory reloaded, on se prend soi-même à associer des choses radicalement différentes, sinon contraires. Ainsi on se dit « Afghan freedom fighter« , ça doit être la même chose qu’ »Afghan terrorist« . Mais bien sûr… On se retrouve finalement à jouer le jeu des manipulations sémantiques et à faire soi-même du révisionnisme historique, tout ça pour finir la partie.
Modéliser le réel plutôt que l’expliquer
Ce jeu fait partie du genre des « Newsgames » (dont Vincent Truffy, entre autres, avait récemment parlé sur son blog), dont une des traductions possibles pourrait être « jeux éditoriaux« , tant il permet de saisir en quelques clics, ce qu’un éditorial de presse, ne parviendrait peut-être pas à faire passer. Le message est en effet véhiculé par une rhétorique très différente des écritures journalistiques classiques. Avec cette « rhétorique procédurale« , comme l’appelle Ian Bogost dans Newsgames: Journalism at Play, le joueur expérimente directement un aspect de la réalité avec lequel il interagit, permettant ainsi de mieux saisir les tenants et les aboutissants, les causes et les conséquences, bref toute la complexité de la mécanique du réel. Une expérience originale, irréductible à d’autres formes d’informations qui passeraient par les mots, les images ou la vidéo. Ces jeux, à la différence des articles de presse, n’expliquent pas un phénomène, mais le simulent, le modélisent. Le jeu vidéo est un média à part entière, qu’il est possible d’investir autrement qu’un simple objet culturel (et industriel) de divertissement. C’est en tout cas ce que nous démontrent les expérimentations de la Molle Industria. Merci à eux !