Ferdinand Adolph Lange
L’histoire de Ferdinand Adolph Lange est liée aux montres. Et aux hommes. A ceux qui ont conçu des produits de renommée mondiale et à ceux qui doivent leur savoir-faire à ses exceptionnels talents de formateur. Il existe peu de carrières aussi documentées que celle d’Adolph Lange. Sans doute cette particularité tient-elle aux montres exceptionnelles signées de son nom ou de celui de ses descendants.
Rien ne permet de prédire un si brillant avenir au fils de l’armurier Samuel Lange, né le 18 février 1815 à Dresde. Sa mère n’a pas tardé à se séparer de son père, décrit comme « un homme au caractère rude ». Une famille d’adoption élève le jeune Adolph, intelligent mais de santé fragile. Elle l’encourage et le place comme apprenti auprès du célèbre horloger à la cour, Johann Christian Friedrich Gutkaes. Une décision heureuse, comme on ne tarde à s’en rendre compte. En effet, le maître est bientôt frappé par l’habileté manuelle, supérieure à la moyenne, du jeune homme et par son ambition peu commune d’accomplir dans la vie davantage qu’il n’était alors d’usage pour un horloger à Dresde.
En plus de l’apprentissage, Adolph suit les cours de l’école polytechnique alors en plein essor et bûche le soir l’anglais et le français. Le jeune homme a en effet prévu très tôt de partir approfondir ses connaissances dans les centres où l’art horloger est le plus développé à l’époque, à savoir en France et en Angleterre. Implantée au temps de la Renaissance dans les pays de langue allemande (à Nuremberg, Augsbourg, Schaffhouse et Strasbourg), l’horlogerie créative s’est de fait désormais tournée vers Londres et Paris. A la cour comme dans sa recherche de chronomètres toujours plus précis pour la navigation militaire et civile, l’horlogerie y bénéficie d’un réel soutien de l’Etat.
Johann Christian Friedrich Gutkaes
En 1837, trois ans après sa période d’apprentissage à Dresde, Adolph Lange fait ses bagages avec une recommandation de son maître Gutkaes inscrite dans son carnet d’esquisses et de voyage. Il entre d’abord, à Paris, au service du célèbre fabricant de chronomètres Joseph Thaddäus Winnerl, qui fut l’un des meilleurs élèves d’Abraham Louis Breguet. Ce voyage d’études planifié dure trois ans jusqu’à l’obtention du titre de contremaître. Finalement, projetant toujours de se rendre en Angleterre et en Suisse, Adolph Lange se voit obligé de décliner l’offre de Winnerl qui aurait souhaité le garder définitivement parmi ses collaborateurs.
A cette époque, son célèbre carnet d’esquisses et de voyage se remplit de dessins de mouvements horlogers, de croquis de détails et de tables de calculs relatives aux rapports d’engrenage. Les tables de Lange recourent naturellement au nouveau système métrique fondé sur le millimètre – qu’Antoine LeCoultre introduit d’ailleurs parallèlement au Sentier. Adolf Lange se refuse à adopter la méthode heuristique qui prédomine alors en horlogerie: le principe expérimental du « trial and error » consistant à faire des essais, à se tromper puis à corriger son erreur, lui parait incompatible avec le maintien d’une qualité constante et reproductible. Fermement décidé à changer les choses, il retourne à la fabrique de Gutkaes, épouse en 1842 la fille de son employeur, Charlotte Amalie Antonia, et finit par devenir l’associé et le « moteur » de l’atelier de son beau-père. La manufacture Gutkaes est à l’époque renommée pour les régulateurs de précision qu’elle fournit aux observatoires de divers pays. L’un d’eux, le régulateur numéro 32 aujourd’hui exposé au Musée d’Histoire des Sciences de Genève, aura l’honneur d’indiquer l’heure officielle de la Suisse pendant 60 ans.
Outre son choix d’adopter le système métrique et donc de nouvelles possibilités de normes qualitatives, Lange rapporte d’Angleterre et de Suisse une découverte déterminante. Celle-ci est consignée dans une lettre écrite de sa main, en janvier 1844, à l’attention du conseiller secret saxon von Weissenbach, où il sollicite pour la première fois un soutien pour son projet de Glashütte. « J’ai associé la forme plaisante d’une montre à cylindre suisse à la résistance supérieure et à la précision reconnue d’une montre à ancre anglaise, dont le désavantage est d’être trop chère ». De fait, le légendaire échappement à ancre de Glashütte deviendra le signe distinctif de l’art horloger d’Adolph Lange. Le principe qui sous-tend toute son oeuvre future, se clarifie alors: améliorer et perfectionner. Future clef de voûte de la fondation de Lange Uhren GmbH en décembre 1990, le carnet d’esquisses et de voyage d’Adolph Lange est là pour témoigner de la réalité de cette quête.
Horloger doué, Adolph est aussi un homme cultivé, animé d’une foi profonde et d’une réelle conscience sociale. En 1844, la misère noire régnant dans la région des Monts Métallifères négligée par le gouvernement du Land, le pousse à agir. On l’a bien souvent raconté: il ne ménage aucun effort pour attirer l’attention des autorités sur son projet de construire une fabrique de montres à Glashütte, écrivant des lettres, déposant des requêtes et sollicitant des entretiens jusqu’à obtenir du Ministère de l’Intérieur du Royaume de Saxe à Dresde une aide sous forme de contrat l’engageant à former, en trois ans, 15 jeunes de Glashütte à la profession d’horlogers en l’échange d’une avance remboursable de 6’700 talents, auxquels s’ajoutent 1’120 autres talents pour l’acquisition d’outils. Les apprentis devront ensuite travailler cinq années supplémentaires à la manufacture Lange et rembourser le coût de leur formation par échéances hebdomadaires de 24 Neugroschen. Comme le confirme la première liste de ses employés, Adolph Lange réussit à recruter « 1 aide peintre, 12 rempailleurs, 4 garçons de service, 1 commis agricole, 1 carrier et 1 vigneron ».
Après une brève période d’essai, Lange est contraint de se séparer de certains de ces « garçons » pour manque d’aptitude mais forme avec les plus persévérants le noyau de sa première équipe, bientôt constituée de 30 apprentis. Il ne dispose au début que d’un personnel de faible qualification, exception faite de son beau-frère Adolf Schneider.
L’essor à Glashütte
En 1845, la petite ville de Glashütte officiellement enregistrée en 1506, a depuis longtemps sombré dans la pauvreté et oublié son prospère passé d’exploitation minière des fonds argentifères de « Glaserz ». Elle n’est à l’époque reliée au monde que par une route à peine praticable qu’une simple voiture postale emprunte une seule fois par semaine. Quand le cocher illettré arrive, il vide son sac et chacun doit rechercher lui-même son courrier. Des mares à oies et des tas de fumier marquent le paysage local où Lange installe ses premiers ateliers, instruit ses apprentis, met en place une première production, construit des machines améliorées pour une fabrication haute précision des composants, se charge de la correspondance et de la comptabilité. Sa fille Emma relate les malaises de fatigue subis par cet homme qui travaille jusque tard dans la nuit et qui a investi tout son capital, celui de sa femme et même les récompenses accordées pour ses exploits horlogers, dans le démarrage constamment menacé de son entreprise.
Toutefois sa vision prend corps : à côté de sa propre société, nombre de petits ateliers spécialisés dans la fabrication de pierres, de vis, de rouages, de barillets, de balanciers ou d’aiguilles s’installent dans la ville de Glashütte dont Adolph Lange, qui en sera maire 18 années durant, améliorera considérablement l’infrastructure. Des ateliers de fabricants de boîtiers, de doreurs, de guillocheurs et trois autres manufactures qui travaillent en partie pour lui, voient le jour grâce à son appui, souvent fondés par ses anciens apprentis. Des centaines d’emplois sûrs et bien rémunérés transforment bientôt la misère en une modeste prospérité. L’entreprise de Lange, qui emploiera rarement plus de 100 personnes, forme le noyau dur de l’horlogerie allemande de précision qui s’implante peu à peu à Glashütte et dans les environs. « L’école d’horlogerie allemande » (DUS) créée en 1878 par l’ami de Lange, l’écrivain et théoricien Moritz Grossmann (Der freie Ankergang / Le libre échappement à ancre), permet enfin à Glashütte de couper le cordon ombilical qui la retenait encore attachée à la Suisse et à la France pour devenir le centre de l’horlogerie allemande de précision, assurant la formation pratique et théorique des jeunes générations.
Lorsque Adolph Lange décède subitement le 3 décembre 1875, à l’âge de 60 ans seulement, il laisse non seulement une entreprise florissante et une glorieuse collection de distinctions internationales à ses descendants mais également des perspectives économiques sûres pour l’avenir de la région de Glashütte. La ville lui dédiera du reste un monument. Adolph Lange a ramené l’horlogerie de précision en Allemagne et l’a réformée de fond en comble. Ses composants de rouage calculés avec une précision mathématique inédite dans l’histoire horlogère, les éléments de ses constructions comme la platine trois-quarts, l’échappement à ancre et le balancier compensateur propres à Glashütte, les dispositifs de réglage de précision ou les spiraux incurvés de manière spéciale à leur extrémité incarnent le niveau de qualité suprême. Les montres de précision « A. Lange & Söhne » – dont les plus compliquées atteignent aujourd’hui aux enchères des prix très élevés – illustrent pour l’amateur d’horlogerie mécanique, la philosophie d’un homme qui a non seulement écrit un chapitre essentiel de l’histoire horlogère mais aussi de l’histoire saxonne.
Les nouvelles montres « A. Lange & Söhne » fabriquées à Glashütte perpétuent aujourd’hui la vision et l’exigence du fondateur pour les générations futures.