William Blake (Londres, 1757-1827),
Le cercle des luxurieux, 1824-27,
d’après le Chant V de L’Enfer de la Divine Comédie de Dante.
Crayon, encre, et aquarelle sur papier, 37,4 x 53 cm,
Birmingham, Museums and Art Gallery.
Lentement mais sûrement, Muzio Clementi commence à retrouver la place qui aurait toujours dû être la sienne dans le paysage musical, longtemps occultée par les mauvais souvenirs d’apprentis pianistes peinant sur le monument didactique qu’est son Gradus ad Parnassum. En 2000, Andreas Staier signait une anthologie mémorable de pièces pour clavier sur un Broadwood de 1802, une révélation pour beaucoup. Voici que nous arrive aujourd’hui, sur piano moderne, un magnifique récital d’Olivier Cavé, intitulé Didone abbandonata et publié chez Æon, qui regroupe quatre sonates dont le point commun est d’être écrites dans une tonalité mineure.
Avant de nous intéresser à l’interprétation elle-même, il convient d’opérer quelques mises au point, d’autant plus nécessaires que le livret du disque, dû à Andrea Coen, se signale par des partis-pris quelque peu outrés, qui, par leur vision manichéenne opposant abusivement la souriante et artiste Italie à la laborieuse et grisâtre Angleterre, ne sont pas sans rappeler le précédent malheureux de Vasari au XVIe siècle.
Certes, Muzio Clementi est né à Rome en 1752, et y a été formé par Antonio Boroni (principalement compositeur d’opéras,
1738-1792), Giuseppe Santarelli (castrat, membre de la Chapelle papale, 1710-1790), Giovanni Battista Cordicelli (organiste, 1703-1774), et Gaetano Carpani (Maître de chapelle, 1692-1785), ces
deux derniers lui ayant sans doute permis d’obtenir, en 1766, le poste d’organiste de sa paroisse de San Lorenzo in Damaso, qui a été déterminant pour son avenir. C’est alors, en effet, qu’il
est repéré par Peter Beckford, un riche anglais qui l’« achète à son père pour sept ans » et l’emmène avec lui dans sa propriété du Dorset où il va servir au délassement musical de
son patron et de ses hôtes, mais aussi pratiquer intensément le clavier, dévorant les œuvres, entre autres, de Domenico Scarlatti, Johann Sebastian et Carl Philipp Emanuel Bach.
Sans doute est-il très à la mode de donner dans l’italianocentrisme, mais la carrière comme la musique de Clementi démentent
absolument cette vision. Bien entendu, je ne doute pas qu’il ait pu éprouver de la nostalgie pour son pays natal, mais son premier voyage attesté en Italie n’en a pas moins eu lieu de septembre
1804 à février 1805, soit presque 40 ans après qu’il en est parti en 1766-67, un effet retard pour le moins troublant dans un mal du pays dont il est donc, à mon sens, discutable de faire
l’élément moteur du pathétisme de ses sonates en mineur. En outre, on sait que Clementi ne joua pas une seule fois, en public ou en privé, lors de ce premier séjour italien, pas plus que lors
du suivant, d’avril 1807 à la fin 1808. Avait-il conscience d’être devenu, lui dont l’essentiel de la production se cantonnait à la musique pour clavier et à la symphonie, artistiquement
étranger à un pays n’ayant, selon la remarque d’un correspondant du Berliner musikalische Zeitung en juin 1805, « aucune formation ni aucun goût pour la musique
instrumentale » ?
Olivier Cavé (photo ci-dessous), dont ce disque Clementi constitue une suite logique à son précédent, consacré à Domenico
Scarlatti et salué par la critique, nous offre ici un récital de très haute volée. Il faut louer, en premier lieu, la qualité et la finesse du travail préparatoire qui a été effectué
préalablement à l’enregistrement et qui permet, en dépit de l’emploi d’un Steinway, de créer une perspective esthétique parfaitement crédible. L’allègement de la pâte sonore, particulièrement
dans les graves, s’il conserve toute sa plénitude à l’instrument, fait que jamais ne pointe la menace d’un empâtement dont cette musique n’a que faire, comme si les qualités du pianoforte et du
piano moderne avaient été réunies en une seule entité.
Ce disque confirme donc, à mes yeux, Olivier Cavé comme un des jeunes pianistes à suivre avec la plus grande attention. Son intelligence des répertoires qu’il aborde, son panache sans esbroufe, sa sensibilité sans affectation, sont autant de qualités dont certains de ses collègues plus médiatisés feraient bien de s’inspirer. Compagnon idéal du disque de Staier dont je parlais en introduction, son récital s’impose comme une des visions récentes les plus inspirées de la musique de Clementi.
Olivier Cavé, piano Steinway D
1 CD [durée totale : 71’15”] Æon AECD 1094. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonate pour clavier en fa mineur, opus 13, n°6 :
[I] Allegro agitato
2. Sonate pour clavier en fa dièse mineur, opus 25, n°5 :
[II] Lento e patetico (en si mineur)
3. Sonate pour clavier en sol mineur « Didone abbandonata », opus 50, n°3 :
[III] Allegro agitato e con disperazione
Illustrations complémentaires :
Aleksander Orłowski (Varsovie, 1777-Saint-Pétersbourg, 1832), Portrait de Muzio Clementi, 1810. Craie noire et sanguine sur papier, 54 x 42,5 cm, Moscou, Galerie Tretyakov.
William Marlow (Londres, 1740-Twickenham, 1813), Capriccio, la cathédrale Saint Paul de Londres et un canal vénitien, c.1795 ? Huile sur toile, 129,5 x 104,1 cm, Londres, Tate Gallery.
La photographie d’Olivier Cavé est d’Aline Kundig, utilisée avec autorisation.