L’enjeu primordial que représente la mer Caspienne est sans aucun doute le pétrole et le gaz qu’elle renferme. Les questions de son partage et de son statut juridique sont anciennes et avaient été résolues par deux accords conclus entre l’Iran et l’URSS en 1921 et 1940. Avec la chute du bloc soviétique en 1991 et l’apparition de trois nouveaux Etats (Turkménistan, Azerbaïdjan, Kazakhstan) l’ancien équilibre allait forcément être bouleversé. Le 21 décembre 1991, la Déclaration d’Almaty imposait le respect des engagements pris par l’ex-URSS dans les accords soviéto-iraniens ; le texte concernait aussi, bien entendu, le partage de la mer Caspienne et ce jusqu’à ce que les cinq parties concernées soient parvenues à un accord. Les divergences ne tardent pas à apparaitre et les pays se divisent entre les thèses d’une Caspienne au statut de mer ou de lac. La Russie et l’Iran adoptent au départ la même position et s’entendent sur le fait que la Caspienne doit être considérée comme un lac. A l’inverse le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan prônent la thèse d’une mer Caspienne. Le Turkménistan, quant à lui, demeure plus hésitant à l’époque et alterne d’une position à une autre.
L’enjeu des gisements gaziers
Au fur et à mesure des découvertes de nouveaux gisements, la position des Etats évolue en fonction de leurs intérêts respectifs. Ainsi la Russie, qui soutenait la thèse selon laquelle la Caspienne était un lac, va changer de position avec la découverte de réserves d’hydrocarbures au large de ses côtes. Le 14 mai 2003, elle pérennise sa position en signant un accord tripartite avec l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan sur le partage des richesses du nord de la Caspienne en fonction de la longueur des côtes respectives, ce qui donne une part de 18 % à l’Azerbaïdjan, 19 % à la Russie et 27 % au Kazakhstan. De leurs côté, l’Iran et le Turkménistan contestent cette vision et restent attachés à la thèse d’un lac se retrouvant ainsi en position minoritaire. Ces derniers s’opposent à un partage en fonction de la longueur des côtes et revendiquent une division de l’espace maritime en cinq parts égales. L’Azerbaïdjan signe des accords avec la Russie mais le reste des Etats concernés est encore loin d’un consensus au sujet du partage. Au sein de ce conflit se dégage une opposition très particulière, et moins remarquée, entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan qui revendiquent tout deux la propriété et l’exploitation de gisements stratégiques. Ce désaccord intervient en janvier 1997 au sujet de deux bassins d’hydrocarbures d’importance majeure, le gisement Chirag et le gisement Azeri, pour lesquels le Turkménistan revendique une part des bénéfices.
De la fin des années 1990 jusqu’à l’élection du nouveau président turkmène en février 2007, les négociations entre les deux Etats sont bloquées. L’ancien président Niazov gèle les relations diplomatiques en 2001, le désaccord portant principalement sur l’exploitation des ressources de la mer Caspienne et sur des suspicions de tentatives d’assassinat contre lui. Avec l’arrivée au pouvoir du président Berdymoukhamedov les discussions reprennent et les relations entre les deux Etats se réchauffent progressivement. Les visites officielles et les transferts d’argent reprennent en 2008. C’est dans ce contexte qu’en 2009 le président turkmène menace soudainement l’Azerbaïdjan de saisir les juridictions internationales afin de régler la question du partage des fonds sous marins de la mer Caspienne. Alors que le président Berdymoukhamedov amorçait un réel rapprochement avec l’Azerbaïdjan, ces déclarations hostiles subites surprennent et son corroborées par l’annonce d’un renforcement militaire turkmène sur la Caspienne.
Le chantage aux cours d’arbitrage
Achgabat menace tout d’abord de saisir la « Cour internationale d’arbitrage ». Pareille menace n’a en réalité aucun sens car une telle cour n’existe pas. C’est sans doute volontairement que le président ne désigne pas une cour d’arbitrage en particulier (comme la CCI de Paris ou encore la LCIA de Londres), sa menace s’apparentant davantage à une volonté de faire pression sur Bakou. De plus, le Turkménistan n’aurait pas pu attraire l’Azerbaïdjan devant une telle cour car le principe du recourt à l’arbitrage commercial international est basé sur le consentement mutuel des parties concernées et les sentences ne peuvent porter que sur les questions relatives à l’inexécution des engagements et contrats et non sur les disputes territoriales entre Etats. Une telle déclaration n’a donc aucune incidence sur le comportement des azéris.
La présidence turkmène déclare par la suite vouloir saisir la Cour Internationale de Justice (CIJ), seule juridiction compétente pour trancher le différend qui les oppose. Un problème subsiste une fois de plus : les deux Etats doivent déposer à La Haye une déclaration d’acceptation pour donner compétence à la cour. On imagine sans difficulté les réticences de l’un et de l’autre à déposer pareille déclaration (ce qui n’a toujours pas été fait). En effet, les décisions de la haute juridiction peuvent avoir un caractère tranché et sembler peu adaptées aux réalités locales. Le litige juridique reste donc bloqué tant qu’aucun des protagonistes ne dépose une déclaration. Le premier des deux Etats qui se déciderait à donner compétence à la cour aurait cependant l’avantage de donner une image de bonne foi et de diligence dans la résolution du litige et ferait de cette manière pression sur son adversaire pour qu’il en fasse de même. La solution de la médiation internationale par un pays tiers a également été envisagée en projetant par exemple de faire intervenir la Turquie, partenaire historique des deux Etats et se trouvant au centre de grands projets tels que le gazoduc Nabucco. Ce projet peut lui aussi être perçu comme une des raisons ayant poussé l’Etat turkmène à durcir subitement ses relations avec l’Azerbaïdjan. Nabucco est un gazoduc qui doit relier l’Europe aux réserves de gaz caucasiennes. La réalisation d’un tel projet nécessite la participation du Turkménistan et de l’Azerbaïdjan et donc une entente, si non harmonieuse, tout du moins cordiale. Le gaz turkmène doit en effet passer par l’Azerbaïdjan qui doit lui aussi participer au projet. Les menaces turkmènes ne peuvent-elles pas être perçues comme un coup de pression d’Achgabat sur Bakou ? Car en effet, la mauvaise entente entre ces deux Etats peut mettre en danger le projet stratégique qu’est Nabucco. Une inflexion azerbaïdjanaise pour le tracé des frontières du sous sol de la Caspienne aurait pour effet de rétablir des relations harmonieuses et d’évincer tout frein au projet. Mais la stratégie turkmène peut également être perçue de manière différente. Les déclarations hostiles du président Berdymoukhamedov peuvent correspondre à une stratégie de refroidissement volontaire des relations diplomatiques avec leur voisin d’en face dans le seul but de mettre en danger la viabilité du projet Nabucco et par la même de faire monter les enjeux et les prix du gaz turkmène.
Vers un apaisement tactique
En tout état de cause, aucune procédure judiciaire internationale n’est pour l’instant véritablement en cours. Les relations entre les deux Etats se sont réchauffées depuis le début de l’année 2010 et la tension créée par la menace turkmène n’aura duré que quelques semaines. Si une décision tranchée de la CIJ intervenait elle aurait pour avantage de résoudre de manière durable le différend qui oppose ces pays depuis trop longtemps et de favoriser la réalisation de projets aussi stratégiques que Nabucco. Le président turkmène prétend même être prêt à se soumettre à n’importe quelle décision émanant d’une autorité compétente et légitime ; il n’est cependant pas certain qu’il accepte de s’y plier le jour venu. Les deux chefs d’Etat ont tous deux affirmé que des discussions régulières ont repris quant à la détermination du statut de la mer Caspienne et au tracé des frontières du sous-sol maritime. Il semble que les nouveaux présidents turkmène et azéri soient plus enclins à la négociation que leurs prédécesseurs. Cette nouvelle tendance donne de l’espoir pour une possible entente future entre les deux Etats, mais pourrait-elle s’étendre à l’ensemble des protagonistes présents dans cette zone, à savoir la Russie, l’Iran et le Kazakhstan, et mener à un consensus général ?
Doriane de Lestrange