Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la Kennedy School of government, à Harvard. Il n'y a pas beaucoup plus prestigieux dans le monde universitaire en économie.
Il a à mon sens une approche extrêmement fine et intelligente des problèmes actuels, qui mêle des considérations économiques et politiques sans avoir trop l'air d'y toucher.
Dans une conférence à la London School of Economics, en juin 2009, Rodrik a discuté de l'avenir du capitalisme globalisé. Les idées qu'il a défendues dans cette conférence complètent parfaitement quelques articles de lui que j'avais déjà cités ici, notamment un qui permettait de conclure - selon moi - à l'impossibilité d'une démocratie européenne.
Le site de la LSE permet de consulter le powerpoint de la conférence, ainsi qu'une vidéo (que je n'ai pas vue).
Comme j'aime bien les traductions (poème ou conférence), j'ai traduit sa présentation. Les limites du système powerpoint sont que l'on n'a accès qu'à un squelette de démonstration, sans la chair qui va avec. En échange, on va à l'essentiel et les articulations du raisonnement ressortent mieux.
Quelques remarques personnelles avant de vous laisser lire. L'idée générale de Rodrik est que la mondialisation à marche forcée (avec l'objectif d'une intégration forte des économies - deep integration), est néfaste. L'originalité de sa position est qu'elle ne repose que très peu sur des arguments de type protectionniste.
Il avance en effet que le libre échange généralisé et absolu n'est ni possible, ni souhaitable. Les règles locales, nationales le plus souvent, qui freinent le libre échange ont des motifs, et ne peuvent être supprimées sans dangers (pas mal d'exemples concrets sont fournis). Deux obstacles complémentaires : on ne surmonte les "frottements" des régulations nationales qu'en méprisant les souverainetés ; par ailleurs il faut, pour de tels efforts de normalisation, un pouvoir réglementaire central qui n'existe pas.
Il écarte donc toutes les théories, souvent bien portées à gauche, qui consisteraient à vouloir créer une sorte de "keynésianisme mondial", avec une coordination mondiale des politiques monétaire et budgétaire (mutatis mutandis, cet argument vaut également pour l'Union européenne, dont l'échec fait la démonstration quotidienne de la justesse des arguments de Rodrik : il n'y a aucun sens à vouloir unifier les politiques européennes, car il n'y a pas de volonté européenne et les volontés nationales restent fortes).
Rodrik amène de nombreux arguments originaux, qui recoupent sur certains points ceux de Alain Supiot. Par exemple sur le fait qu'il n'est pas logique de permettre aux industriels, via les délocalisations, d'échapper aux normes sociales des pays développés.
Je m'arrête là. Au final, aucun des arguments de Rodrik n'est révolutionnaire. Mais il occupe une position originale, soulignant les coûts réels de la globalisation, que ce soit une globalisation des échanges ou du pouvoir politique, critiquant donc aussi bien la "droite libérale" que la "gauche constructiviste". Les tenants d'un "protectionnisme européen" sont à mon avis aussi hors jeu, à la lumière des analyses de Rodrik, que des tenants d'un libre-échange généralisé (même si Rodrik, lorsqu'il pose que l'on ne peut dépasser le cadre national comme lieu de réglementation, écrit "à l'exception de l'Union européenne", avec un point d'interrogation).
A mon sens, la justification ultime de sa position est plus politique qu'économique (gérer une globalisation limitée est le seul moyen de conserver une place à la démocratie en général et à la politique économique en particulier. Pour cela, relire un commentaire d'un de ses articles antérieurs). Elle n'en est que plus respectable. On pourrait retourner son raisonnement ainsi : il n'est pas légitime de mettre en place des régulations globales par dessus l'avis des populations, redonnons donc du jeu aux nations et voici comment faire. Point n'est besoin, de toute façon, de retourner l'argumentation de Rodrik, l'actualité montre que la globalisation profonde n'est pas plus efficace qu'elle n'est légitime. Voilà en tout cas une conférence qui balaie un vaste champ d'interrogations et pourrait ouvrir pas mal de débats.
Et voici pour finir donc, l'essai de traduction :
Capitalisme 1.0 : le miracle des marchés
• Idée fondamentale : le marché est le moteur économique le plus créatif et dynamique connu de l’homme
• Dans sa version la plus classique (scolaire), encore enseignée, il est associé à un état minimal
o Limité à la défense, la protection des droits de propriété et la justice
o Au passage, Adam Smith était sans doute plus complexe dans ses opinions
• Cette version est celle des libéraux du XIXème et celle des libertariens d’aujourd’hui
Capitalisme 2.0 : les fondements institutionnels du marché
• Idée fondamentale : les marchés ne sont pas issus d’une génération spontanée, ne se régulent pas d’eux-mêmes, sont instables et ne peuvent trouver en eux-mêmes leur justification
• Ils ont donc besoin d’être encastrés dans une variété d’institutions
o Réglementation, redistribution, politique monétaire et budgétaire, gestion des conflits d’intérêt…
• Application pratique : Keynes et l’état providence
• Le capitalisme est national, pas mondialisé
o Les accords de Bretton-Woods ont rendu le système viable en jetant des « grains de sable dans les rouages » du commerce et de la finance internationaux
Il y a à la fois contrôle des mouvements de capitaux et des accords commerciaux peu stricts
Capitalisme 2.1 : aux racines de la crise
• Deux points aveugles du néolibéralisme :
o Une volonté d’intégration rapide du commerce et de la finance internationaux, avec l’idée que les règles institutionnelles suivront plus tard
o Une absence de prise en compte des effets de cette globalisation sur les compromis (arrangements) nationaux
Par exemple, la concurrence fiscale est jugée souhaitable
• Programme affiché : globalisation financière et intégration profonde par le biais de l’OMC
• Résultats :
o La légitimité du régime de commerce international s’effrite
o Crise financière
La faiblesse de la régulation financière associée à une mauvaise gestion de la relation entre capitalismes chinois et américain donne lieu à des déséquilibres macroéconomiques globaux
Le problème fondamental de l’économie mondiale
• Déséquilibre entre l’échelle des marchés (mondiale) et celle de la réglementation (principalement nationale)
• Que sera le capitalisme 3.0 ?
• La tentation d’une version globalisée du capitalisme 2.0
o Réglementation globale, standards mondiaux, filets de sécurité mondiaux etc.
• C’est irréaliste
o Cela suppose qu’une gouvernance globale est possible et que les états nationaux abandonneront leur souveraineté
• Surtout, ce n’est pas souhaitable
o Les besoins des nations sont différents de même que leurs préférences
Par exemple équilibre entre innovation financière et stabilité financière
Par exemple le besoin de transformation structurelle dans les pays en voie de développement
Les contraintes de la globalisation : l’exemple des pays développés
• Droit du travail
o Les salariés sont protégés au niveau national par des lois qui répriment le travail des enfants. Faut-il permettre au commerce international de contredire à ces lois ?
• Protection de l’environnement
o Si les populations européennes veulent un niveau de protection plus élevé, faut-il que le commerce international les en empêche ?
• Débordements réglementaires
o Faut-il accepter, par principe, le commerce de produits financiers même quand ceux-ci sont mal réglementés dans leur pays d’origine (par exemple pour le commerce des actifs financiers titrisés) ?
• Entraves réglementaires
o Faut-il que les sociétés étrangères aux Etats-Unis soient plus protégées que les sociétés nationales ? (c’est le cas du fait de certaines règles du marché unique nord-américain – NAFTA – ou de certains accords d’échanges bilatéraux)
• Manipulations monétaires
o Est-il juste que les règles de l’OMC autorisent de répliquer à des mesures de protection douanière mais pas à des monnaies sous-évaluées ?
• Le financement redistributif de la protection sociale
o La taxation du capital et des compétences ont historiquement permis de financer les programmes d’assurance sociale. Faut-il que la mobilité de ces facteurs mette en danger ce « contrat social de base » ?
• Le commerce et le progrès technique
o Au niveau national, la R&D et le progrès technique sont très encadrés (par exemple la recherche sur les cellules souches). Faut-il que le commerce, qui est similaire au progrès technique, reste dérégulé ?
Toutes ces questions sont complexes et n’appellent pas de réponses simples. Elles sont rendues d’autant plus importantes par la délocalisation des services.
Le réalisme et l’esprit pratique réclament qu’elles soient d’abord résolues dans un cadre national, du fait de la grande diversité mondiale des règles et pratiques.
De fait, le modèle de super-intégration globale (deep integration) (capitalisme 2.0 globalisé) créerait d’énormes coûts de transaction [ndt : pour aplanir cette diversité de règles].
Les contraintes de la globalisation pour les pays en développement
• Règles commerciales
o Les accords sur les aides publiques, les droits de propriété intellectuelle, la protection des investisseurs étrangers et autres accords sur les services conduisent à restreindre la place des politiques industrielles
• Marchés de capitaux internationaux
o Les règles financières internationales ne laissent pas de place aux banques de développement et à la réglementation du crédit
• Les règles monétaires
o L’indépendance des banques centrales et le non-encadrement des changes empêchent de jouer du taux de change comme d’un instrument d’une stratégie de développement
• Les zones de libre échange et les accords de commerce bilatéraux renforcent bien souvent les contraintes déjà citées
Règles pour un capitalisme 3.0
• Les marchés doivent être solidement encastrés dans des systèmes réglementaires pour fonctionner correctement
• Les règles et le jeu démocratiques sont organisés très largement au niveau des états-nations et le resteront vraisemblablement dans un futur prévisible
o A l’exception peut-être de l’Union européenne ? [ndt : certainement pas]
• Il n’y a pas de solution unique : les arrangements institutionnels qui sous-tendent le jeu du marché sont différents selon les besoins et préférences nationaux
• Les pays ont le droit de protéger leurs réglementations sociales et leurs institutions
o Mais n’ont pas le droit de les imposer à d’autres
• Les accords économiques internationaux en matière de commerce et d’échanges doivent permettre de conserver une consistance réelle aux arrangements nationaux mis en place
o Les pays qui le souhaitent peuvent être totalement dérégulés
o Quand la dérégulation n’est ni faisable ni souhaitable, des règles doivent gérer l’interface entre les différents arrangements nationaux
• Les pays non démocratiques ne reflètent pas les préférences de leurs populations, il peut être justifié dans ce cas de leur imposer des règles plus strictes dans l’architecture internationale du capitalisme 3.0
Nouveau cadre commercial
• Il est nécessaire pour gérer la relation entre les différents régimes réglementaires nationaux
• Le nouveau cadre commercial doit permettre :
o Aux pays riches de fournir une couverture sociale et plus généralement, en matière de santé, de droit du travail, de protection de l’environnement, de normes de sécurité en matière commerciale, de pouvoir raccourcir les « circuits de décision »
o Aux pays pauvres de se restructurer pour bénéficier au mieux de la globalisation
o A l’ensemble des pays de se doter d’institutions financières et de cadres réglementaires adaptés à leurs besoins et situations spécifiques
A quoi peut ressembler ce nouveau cadre d’échanges ?
Un exemple tiré des règles en matière d’échanges commerciaux : une généralisation des clauses de sauvegarde de l’OMC
• Il faut autoriser les pays à imposer des droits de douane dans certaines circonstances
• La logique sous-jacente : mieux vaut une exemption négociée des clauses de libre-échange plutôt que des exemptions désorganisées
• Ces clauses seraient limitées aux cas suivants :
o Un envol des importations, relié à un effondrement de l’industrie nationale ; l’exemption serait accordée sur le modèle de la clause de la nation la plus favorisée, serait temporaire et donnerait droit à indemnisation
• Ces clauses pourraient être élargies pour le cas où la légitimité du commerce international devient suspicieuse
o Dans le cadre de procédures transparentes et encadrées par des arrangements institutionnels formalisés
Ces procédures garantiront que le commerce est effectivement bénéfique
• Une boîte à outils pour les pays en développement
o Il doit être reconnu que les pays en développement ont besoin de recourir à des politiques de subvention ainsi qu’à d’autres pratiques aujourd’hui interdites
• On gagne ainsi de l’espace pour la réglementation au détriment de l’accès au marché
• Risque de dérapage ?
o Il est limité si l’on se fonde sur les pratiques en matière de réglementation anti-dumping
Application au cas de la finance : un régime fondé sur des règles nationales mais cohérent globalement
• Il faut admettre que la réglementation financière restera fondée sur des bases nationales, pas internationales
• Il faut admettre que les différents pays et régions feront des choix différents
• Il faut admettre que les pressions seront fortes pour que les différentes réglementations soient harmonisées
• Il faut admettre que les gouvernements ont le droit de réglementer les transactions internationales pour garantir l’effectivité des leurs réglementations nationales
o Il y a une analogie évidente avec les dommages de la concurrence fiscale
• La fragmentation réglementaire qui résultera de ces règles doit être reconnue comme le prix à payer pour la stabilité financière
• En nous basant sur l’expérience des 25 dernières années, nous ne devons pas surestimer les coûts d’une certaine déglobalisation en matière financière
Un dernier mot : l’avenir de la globalisation
• La pire des hypothèses : un retour aux années 30
o Le retour à un protectionnisme tarifaire comme dans les années 30 est improbable
C’est une des leçons que nous avons tirée de cette expérience
o Sauf si la récession aux Etats-Unis s’aggrave
o Et/ou si la transition vers un nouveau régime international est mal gérée
• Une erreur de sens inverse serait de vouloir porter l’intégration économique mondiale à un degré encore supérieur
o via des initiatives en matière de régulation financière ou de supervision, ou des constructions institutionnelles
Par exemple en instaurant un régulateur financier mondial, ou en faisant du FMI un véritable prêteur en dernier ressort
o Ou en revenant à un programme d’intégration forte du commerce mondial
o Le problème de telles initiatives :
C’est méconnaître et sous-estimer le nécessaire substrat politique et institutionnel nécessaire à l’intégration
C’est porter trop d’espoir dans l’existence d’une volonté globale et sous-estimer la résistance des souverainetés nationales
C’est une recette assurée pour subir un retour de bâton qui nous laissera désarmés face à l’instabilité
• Un scénario préférable : un degré intermédiaire d’intégration
o Il faut revenir à quelque chose de similaire à l’esprit de Bretton-Woods
En recréant un « libéralisme encastré » (dans des institutions)
o Un recul nécessaire par rapport au libéralisme débridé des années 90 et suivantes, qui a essayé d’instaurer une intégration profonde :
Libéralisation commerciale effaçant les frontières sous l’égide de l’OMC
Règne de l’intégration financière et de la liberté des mouvements de capitaux
o Sans rompre avec l’esprit de la mondialisation
Les entraves aux échanges doivent être faibles ou modérées, au pire, et les contrôles des mouvements de capitaux sont plus préventifs que punitifs
Qui n’a pas empêché une croissance considérables du commerce et des investissements dans les années 60-70
o Le point clé réside dans la possibilité de redonner de l’espace aux politiques nationales lorsqu’il y a conflit entre les normes nationales et les exigences de l’intégration internationale
o Ce modèle permet de pallier l’inexistence d’un leadership ou d’une volonté de coopération mondiale, sans sacrifier les nombreux avantages de la globalisation (la croissance, par exemple)