L'attribution du prix Femina à Patrick Lapeyre pour son dernier roman « La vie est brève et le désir sans fin » m'a rempli de joie. En quelques livres, cet écrivain est arrivé à construire une œuvre à la fois mélancolique, étrange et finement drôle sur laquelle j'ai eu envie de revenir avant de poster son interview. L'entretien a été réalisé il y a quelques semaines. Manquant de temps, je vous le livre tardivement.
Titre long, magnifique, que l'auteur a puisé chez un poète japonais du XVIIè siècle, Issa Kobayashi. On retrouve cette référence au temps dans le titre d'autre roman de Patrick Lapeyre : La lenteur de l'avenir. Dans les récentes interviews qu'il a accordés, l'auteur rappelle souvent l'importance de la durée en littérature, indispensable pour construire une œuvre.
C'est l'histoire d'un trio. Une sorte de Jules et Jim moderne. Une femme, Nora Neville, fait le ping-pong entre deux hommes, Louis Blériot et Murphy Blomdale, qui semblent aux antipodes l'un de l'autre. Non pas géographiquement puisque le premier vit à Paris et le second à Londres. Tous deux exercent un métier dont la seule mention est une indication de leur rapport au monde. Blériot est un traducteur raté. Blomdale est opérateur de marché à succès.
Trait d'union entre les deux hommes donc, Nora réapparaît dans la vie de Blériot après deux ans d'absence :
Il y a peut-être des filles qui disparaissent pour avoir un jour le plaisir de revenir, suppose-t-il après coup en cherchant sa serviette.
Cette réapparition déstabilise Blériot dont on comprend vite que la vie d'homme marié, « rangé » n'est qu'apparence. D'ailleurs, Patrick Lapeyre montre bien cette solitude en usant de descriptions – au cinéma, il serait sûrement un adepte des plans fixes –. La monotonie existentielle semble s'effacer. Le voici échafaudant des plans saugrenus. Vous noterez la saillie drolatique de l'écrivain – autre marque de son écriture qui n'est pas sans rappeler Jean Echenoz - :
S’il voulait, il pourrait disparaître ni vu ni connu, changer de nom, refaire sa vie au fond d’une vallée perdue, épouser une bergère (Parfois, Blériot adore se faire peur).
On croit d'autant moins à ce nouvel état d'esprit chez Blériot que l'on connaît l'origine de la douleur et ses conséquences :
Pendant deux ans, enfermé dans le cercle de son chagrin, il s’est méthodiquement appliqué à vieillir. Il a vécu suspendu à un fil invisible, sans relever la tête, sans se soucier de personne, occupé à ses petites affaires, et à ses tracas, en renonçant à tout le reste comme s’il cherchait à s’éteindre.
Commence alors un retour en arrière qui permet au lecteur d'assister aux débuts de la relation entre Louis Blériot et Nora. Je disais plus haut que l'écrivain aime rappeler sa présence. Patrick Lapeyre ne rechigne pas à montrer que c'est lui qui tire les ficelles. Exemple dans cet extrait qui n'est pas sans rappeler Le roi se meurt d'Eugène Ionesco :
Il lui reste trente minutes avant de rencontrer Nora.
Pour moi, ce roman s'intéresse à la zone floue existant entre le sentiment amoureux et la tentation d'une transgression via l'aventure extraconjugale :
Tous les hommes, à un moment donné, ont sans doute besoin d’avoir une histoire à eux, pour se convaincre qu’il leur est arrivé quelque chose de beau et d’inoubliable une fois dans leur vie.
A moins que nous ayons affaire ici à l'exploration du sentiment de domination masculine. Car, dans le roman, Blériot va souvent voir ses parents. Le père est totalement sous l'emprise de sa femme. Le livre révèle la nostalgie qu'éprouve un enfant pour son père, quand ils jouaient ensemble au ping-pong – on notera le symbole -. Sauf que tout cela est enfoui chez les personnages de Patrick Lapeyre. Comme s'ils avaient un masque.
Nora n'aurait-elle pas un masque, elle aussi ? On sait finalement peu de choses d'elle. Elle est peut-être la plus mystérieuse du trio. Elle m'apparaît davantage comme quelqu'un porté par des pulsions, qui n'aime pas les scénarios écrits à l'avance :
Ce sont les tricheurs qui écrivent leur vie.
On la voit quittant Murphy qu'elle déleste de 5000 dollars, l'abandonnant à ses salles de marché qui abolissent toute notion de durée. Au point que Blomdale semble soudain prendre conscience du gouffre dans lequel il se trouve :
comme s’il était entré sans le faire exprès dans le réacteur du temps.
En fait, les personnages ici pourraient s'être échappés d'un théâtre d'ombres japonais. On n'en distingue que les contours. Blériot se donne des allures de misanthrope. Par nécessité :
Quand Nora l’a appelé le jour de l’Ascension pour lui annoncer son retour, sa douleur avait évidemment vieilli.
Voyez maintenant Murphy qui aurait pu être une caricature d'opérateur de marché. Patrick Lapeyre lui donne davantage de substance. Lui aussi a sa part d'ombre quand on nous révèle qu'il est un adepte de Leibniz, un lecteur de la Bible. Ce qui ne l'empêche pas de vouloir contrôler Nora.
A cet instant, il paie pour qu’elle reste avec lui, pour qu’elle cesse de lui mentir, pour qu’il cesse de penser qu’elle lui ment et pour que leur vie ait encore un sens. Tout est compris dans l’addition.
Voyez enfin le père de Blériot qui, lui, n'est plus que l'ombre de lui-même.
Comment en quelques années le voyageur intrépide et le fringant pongiste qu’il a connu autrefois a-t-il pu se changer en vieux monsieur anxieux et irrésolu, qui semble sans cesse avoir peur de son ombre.
Comme dans de nombreux romans de Patrick Lapeyre, il est question ici de nostalgie.
Tous les hommes ont la nostalgie de ce temps énorme où la vie avait encore l’élasticité du possible.
Cette nostalgie me fait penser à celle que l'on retrouve dans les plus illustres romans japonais. Il s'agit d'un poids dont les personnages ne se défont jamais complètement. Comme s'ils ne voulaient pas s'en débarasser. Du coup, ils la traînent comme un boulet. Pourtant, Patrick Lapeyre parvient ici à l'alléger.
Je trouve d'ailleurs que l'auteur signe là le plus japonais de ces romans. Pas seulement dans les symboles – un moment, Blériot et Nora vont au cinéma où se joue un long-métrage ayant Tokyo dans le titre -. Mais parce qu'ici ce qui n'est pas dit a finalement plus d'importance que ce qui l'est. L'absence, la nostalgie se révèlent progressivement dans les descriptions et aboutissent à des moments de très grande poésie.
Peut-être que les souvenirs son plus beaux à cause de cela. Parce qu’avec le temps, le filtre des années, ils deviennent comme des produits purifiés, débarrassés des scories du chagrin et de la peur.
Les contraires semblent ici se neutraliser à la manière de ces haïkus dont l'écrivain serait, paraît-il, très friand.
Nous laissons alors les personnages poursuivre leur route. Ils disparaissent de notre horizon aussi rapidement qu'ils étaient apparus.
La vie est brève. Le plaisir de lire ce roman sans fin.