7 septembre 2010
Tel ce petit bonhomme qu’on croise à l’intérieur du narrateur de La Prisonnière et qui devine entre rêve et réalité, sous la porte, à travers les contrevents, le temps qu’il fait, je me roule dans les vagues éphémères du drap, et mon premier regard s’en vient peser contre le seuil large comme le sourire d’une bouche qui brûle. L’appel de la mer sert de basse aux musiques frappées toujours de la même manière par les haut-parleurs déjà branchés pour les vingt heures de la totalité du jour et d’une partie de la nuit. La joie cliché est en route. J’ai un court instant la nostalgie du silence de chez moi avec la pie entre nuit et jour et la tourterelle dont le poète dit qu’elle emprunte son rose gris au couchant tardif.
Je trottine vers la baie qu’on voit depuis l’église. L’air est si pur que les condors, planant pour la journée contre la brise, tracent des ombres à peine visibles sur l’abime ; l’océan soulève à l’approche de la plage ses immenses épaules rectilignes puis déverse depuis son cordeau maximum des torrents moussus que les palmiers verdissent au dernier moment. M’étant assuré, satisfait, que le printemps éternel avait à peine bougé depuis la veille, je m’installe tout ouïe à la terrasse du café bien connu. Le hasard veut que ce matin la lambada ne résonne pas trop fort, si bien qu’on entend à merveille les chuintements exhaussés de la langue connue-inconnue, doux balancement de mots des hommes. Et dans ce silence défait de musique où le calme me prend avec une infinie langueur – je me sens presque un touriste – la catastrophe s’abat près de moi. Bruit d’étoffe. Froid. Vivant pourtant. C’est une jeune fille entre 16 et 18 ans, guère plus. Je lis la mort sur son visage ; derrière la rage qui rôde dans ses syllabes graves, j’entends bien la sollicitation qui me fend, m’effondre, me mord, m’épuise d’avance. Comment lui expliquer que les teintes pâles de mon visage ne doivent pas la tromper sur mes désirs, qu’elle est plus jeune que mes enfants, que je ne suis pas là pour ça et même que je ne suis pas là du tout, puisque j’ai sous la main, à côté du café et du gobelet d’açaï, le carnet noir qui est mon vrai langage, mon seul mode présent de communication ? N’entendant pas un traître mot – les mots assurément sont traîtres – de son discours par-dessous, je me lève puis me rassois à distance, bien en face. Ses traits sont réguliers, sur les cernes un soupçon de bleu, le menton fier s’agite avec insistance, elle semble sûre de son affaire, frappe de la main, mime l’impatience. Mon regard erre hors d’elle puis je dis en rattrapant ses yeux bruns : « Nao, nao, nao ! » Je saisis mon carnet et inscris sur la page de garde : « 63 anos ». Le silence fait retour au creux des appels des clients affairés autour d’une bière ; j’applique alors la recette provisoire qui consiste à ne plus rien entendre… les musiciens attendent ainsi la baguette qui se lève, instant laïque entre la prose qui précède l’accord des instruments et l’attaque du morceau sacré. Je peux ainsi écarter sa présence, je fixe avec indifférence ses mains soudain brutales qui m’arrachent le crayon des mains, elle tourne le carnet vers elle et inscrit quelques mots entrecoupés de cœurs maladroits au plein cœur de la page. Je constate qu’elle a écrit avec une lenteur infinie, tirant la langue, des suites de lettres incompréhensibles : ce temps d’écriture est en ma faveur, c’est, au cœur de sa sollicitation désastreuse, une pause où la tentative de séduction tombe à plat, s’estompe, s’efface sur les lettres tracées. J’éprouve ce que des penseurs disent paradoxalement de l’écriture… que c’est un discours de mort. La lecture faussement patiente que je fais de son texte me permet de maintenir le silence plus longtemps encore ; enfin, de l’air le plus désolé que je peux, je reprends « nao » fermement, claque mon carnet sur la table et boit une gorgée de café : je croise ses yeux remplis d’une rare exaspération. Elle se lève enfin. La misère qui me collait à la peau consent comme un souffle tiède à se défaire de moi ; sa jupe bruit, suaire inutile ; elle s’éloigne après avoir fait racler bruyamment sa chaise, ses pas sur le plancher de la terrasse sonnent un glas de misère, j’entends la mort dans la vie, la colère d’un corps qui n’est que corps réactif, voué à l’absence totale d’estime de soi. Sa silhouette qui fuit me rappelle qu’il est des êtres dont le chant est totalement absent ; l’humanité seule a ce corps fait pour être vendu ; le moindre chien a conscience que ses désirs sont justifiés par la vie. Cette jeune fille, inverse d’Égérie, défait par tous ses pores la plus infime caresse d’espérance.
Du fond de ma solitude, je sens que le vide revient, je l’emplis alors de considérations générales sur le blanc égaré dans un pays de misère, ça devait t’arriver, tu es seul, ton visage dit que tu as des dollars autour du cou, mais ces clichés ne diminuent pas d’un iota l’effroi qui me traverse, même lorsque je songe que c’est arrivé au moins une fois à tous les hommes dans toutes les villes du monde. L’extrême fragilité de cette croûte de pensées sert toujours de faux-fuyant, ces idées rationnelles ne m’aident en rien à surmonter mon glacé ; cela m’est arrivé à moi, à l’instant, et j’ai senti le boulet de la mort m’effleurer. On pourra prétendre que ce deuil soudain déposé sur les épaules de cette frêle jeune fille est l’inversion d’un désir que j’ai éprouvé envers elle : rien de plus faux que cette psychologie de bazar, c’était la mort au paradis, c’est tout.
O meu filho qui survient m’interroge sur mon air désolé, prend la chose avec son énergie habituelle, m’oblige à boire un autre café et la Reine des Lieux qui se joint à nous m’envoie un sourire conciliant, magnifique bonjour, présence belle où la poésie des ses traits semble dire : encore deux jours ! Je rêve de cette alliance et moi qui fus toujours (comme mes pesants contemporains) un adversaire sceptique de cette cérémonie – il faut bien se marier mais ne pas en faire tout un fromage – voilà que dans ce cas précis je lui trouve toutes les vertus ; contrecoup salutaire de ma rencontre catastrophique avec la mort en jupons ; mais aussi comment faire autrement si l’on veut qu’un jeune européen vive avec une brésilienne ? Et puis, c’est pour nos consciences archaïques (malgré la mondialisation, les êtres sont lents à évoluer et les civilisations dessinent des failles profondes à l’intérieur des psychés) un effort énorme que seul le mariage peut aider à traverser comme on le fait de la baie qui nous sépare de Porto Seguro, lieu prévu du mariage officiel. Et puis, je le sais, la joie est au bout du voyage, liens improbables, lieux découverts, enfants, petits-enfants, sourires souvent… querelles parfois, mais quoi, c’est la vie, allez, qu’on ne tarde pas, inutile de regimber, notre nature l’exige, destin, poursuite du vent, courage, amis.
Et de courage o meu filho n’en manque pas, qui m’annonce tout à trac : « On va nettoyer ! » Je ne sais pas quoi mais je fais oui, me doutant que nous allons monter vers le quartier misère auquel je suis presque plus attaché qu’à l’océan ; la tristesse n’y est pas réelle, je compte retrouver l’espoir d’une vie meilleure dans les chemins de terre crevés, au milieu des aboiement de chiens et des enfants sans école, livrés à la course des heures du jour ouvert à leur croissance hésitante mais à peu près joyeuse sous le soleil immuable, leur plus solide allié.
Dans notre avance à travers les maisons ébauchées, peintes parfois de couleurs vives, qui détonnent tellement avec ici l’absence de toit, et là des parpaings posés à la hâte – faute d’argent pour acheter le ciment –, je fouille du regard les intérieurs comme si j’étais un habitué et j’aperçois dans les cours, les entrées, quantité de cages d’oiseaux multicolores. Sur un seuil je m’accroupis auprès d’un enfant maigre qui sourit en jouant avec son perroquet ; j’imite les cris aigus du bel ara, il me répond, l’enfant bat des mains… on a bien du mal à se séparer… impossible de m’attarder, je vais avoir le quartier sur le dos, j’ai perdu les amoureux de vue. Errance, perte d’orientation, la solitude encore, des rideaux bougent, des lamelles de jalousies frémissent, je marche en évitant les flaques – d’où vient cette eau ? – je me crois égaré, je le suis, rêve sans goudron sous les pas dans une rue inconnue, des vélos m’effleurent peut-être une menace, mais peut-être pas, la chaleur m’exalte, le septembre de chez moi et ses premières brumes me reviennent insidieusement, je flotte, aucun pas n’est assuré, un bus me dépasse soufflant sa poussière jusqu’aux cheveux déjà blancs, j’essuie mon front et au moment où la sagesse fait retour en un murmure : « La vie, la vie ! » , j’aperçois à deux pas la maison de la Reine de Lieux.
On frotte le sol et les murs carrelés de tout le rez-de-chaussée vide où va avoir lieu le mariage. Quatre pièces. La mère est semble-t-il au travail et le père après avoir recollé deux carreaux estime que ce n’est pas pour lui et s’assied avec un voisin sur un tronc d’arbre qui longe le mur d’en face. La tâche est rude. J’apprends que la famille aux dix enfants a vécu là, puis le père ayant récemment eu quelque argent, il a construit un étage et surtout, luxe du luxe, un toit sous lequel ils vivent désormais, d’où le rez-de-chaussée délaissé. O meu filho me déclare au bout de deux heures que nous avons fait le tour et qu’on va à l’océan pour se remettre. Fameuse idée. La Reine des Lieux nous rejoindra après avoir passé un coup de jet final. Après cinq étapes de bus nous voilà dans la brise où l’on se lave de la crasse en nous abandonnant aux vagues, crépitement minuscule contre ma peau des mille gouttes fabuleuses comme autant d’émeraudes émiettées. O meu filho me tend une noix de coco avec une paille… mon premier vrai repas ! Le soleil est au déclin, la Reine des lieux surgit à contre-jour, on repart quand la nuit tombe, leurs deux silhouettes enlacées sont au chaud dans l’obscur de ma mémoire… et pour longtemps. L’ultime rayon de soleil, pincé là-bas, les éclaire d’une dignité détachée, presque fière. Ce n’est pas un cliché et je me félicite d’avoir oublié mon appareil photo.